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Qu'est ce qu'une organisation Data-Driven ?

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To drive, drove, driven...Quel décideur aurait facilement envie de se soumettre à ce participe passé (irrégulier, qui plus est), pour se laisser conduire et diriger ? Qui voudrait remettre en cause ce que lui dicte son expérience, se résoudre à réfréner ses instincts ou accepter de challenger ses convictions, pour ne prendre que des décisions fondées sur des éléments issus de données, algorithmes et calculs automatiques ? Cette perspective, a priori déshumanisante, paraît peu séduisante. Et pourtant...

A première vue, l'expression DataDriven ressemble à ces nombreux buzzwords vides de sens, qui ne reflètent qu'un bourdonnement conjoncturel autour de pratiques existantes. Elle donne l'impression de convoquer un concept riche en promesses mais qui, lorsqu'on y regarde de plus près, ne correspond à rien de véritablement nouveau. Si on prend le concept aux mots, le fait d'être conduit par les données, c'est-à-dire de se baser sur des éléments factuels précis pour décider et agir, semble d'un commun accompli. Car sur quoi se base-t-on habituellement pour décider sinon sur des éléments dont on a connaissance et qui conduisent à privilégier telle ou telle orientation ? A priori, les responsables dans les entreprises n'ont pas l'habitude de prendre leurs décisions au petit bonheur la chance ! La plupart étudient leurs marchés, décryptent les tendances, analysent leurs performances, évaluent leurs équipes, mesurent l'atteinte de leurs objectifs, suivent leurs résultats… Les décisions tiennent compte normalement de toutes ces données factuelles et sont ensuite éclairées par l'expérience et les intuitions des décideurs. Alors comment expliquer que le concept paraisse nouveau aujourd'hui et rencontre autant d'intérêt ?

UN CONTEXTE FAVORABLE

L'engouement pour le concept « DataDriven » intervient dans un contexte particulier, marqué par la conjonction de trois phénomènes complémentaires. Il y a tout d'abord l'explosion de la data à laquelle nous assistons depuis plusieurs années et qui ne cesse de s'accélérer. Le Big Data atteint déjà des proportions gigantesques et continue en permanence à se développer. Grâce au web et aux réseaux sociaux, les entreprises disposent désormais de données très variées et sans cesse renouvelées concernant les marchés, les produits, les points de vente, les comportements et avis des consommateurs, etc. Le système d'information de l'entreprise connaît également une croissance exponentielle de la data en provenance de toutes les transactions internes et externes, des traces de navigation des internautes, des points de contacts, des objets et produits connectés et, bien sûr, de la digitalisation de tous les étages de l'entreprise. Parallèlement à cette inflation de la data, les technologies d'analyse et d'exploration visuelle des données connaissent une évolution continue et offrent des possibilités nouvelles. A côté des systèmes et bases de données destinées à prendre en charge l'information structurée, se développent des outils de stockage et d'accès rapide aux données non structurées. L'ensemble est analysable de plus en plus facilement avec des méthodes et outils capables de modéliser l'information et de la croiser facilement. La Dataviz à laquelle nous consacrons plus loin deux articles détaillés) vient ouvrir un champ d'exploration visuelle de l'information et d'approfondissement contextualisé des analyses. Le troisième facteur, et non des moindres, est la montée en puissance de l'intelligence artificielle qui arrive avec des promesses immenses même si on a encore beaucoup de mal à les délimiter convenablement). Les algorithmes de l'IA semblent en mesure de mieux identifier et structurer l'information, d'extraire de la data des éléments nouveaux, de mettre en évidence des phénomènes et des relations cachées, d'effectuer des prédictions et des prévisions valides… La machine paraît aujourd'hui enfin en mesure d'apprendre et d'exploiter ses capacités de calcul pour aller plus loin que ce que l'humain avait les moyens de faire habituellement avec l'algorithmie classique.

DES PROMESSES SÉDUISANTES

La conjonction de la data, de la dataviz et de l'IA qui donne sa substance au concept de pilotage par les données, laisse entrevoir des possibilités nouvelles et un potentiel inexploré pour diagnostiquer les problèmes et prendre des décisions éclairées. Les mauvaises décisions coûtent cher et on ne peut qu'être intéressé par la promesse de permettre à tous les échelons de l'entreprise de prendre de meilleures décisions en identifiant les améliorations à apporter aux processus de travail et en optimisant leurs actions pour obtenir de meilleurs résultats, le tout sans avoir besoin d'instructions venant des échelons supérieurs. Le pilotage par la data promet, effectivement, d'améliorer l'efficacité de chacun. L'analyse permanente des données peut permettre de corriger ses erreurs et d'éviter de les reproduire. L'observation des attitudes et comportements des clients, permet de mieux les comprendre et mieux prédire leurs réactions face aux nouvelles offres. La maîtrise et l'exploitation des données apportent donc très clairement un avantage concurrentiel qui accroît rapidement la distance entre les entreprises qui réussissent sur un marché et les autres. La relégation des organismes qui ne s'adaptent pas est de plus en plus rapide et sévère, au point d'avoir aujourd'hui un terme pour la désigner : la disruption.

Ce qui ne peut pas être mesuré, ne peut pas être managé —  PETER DRUCKER

UN CHANGEMENT DE PARADIGME

Le concept de Data-Driven correspond avant tout à une prise de conscience particulière et à une modification profonde dans les raisonnements des responsables. Nous allons essayer de l'expliciter en quelques notions clés :

A la recherche de la bonne donnée

Comme nous l'avons évoqué plus haut, toutes les entreprises utilisent, en principe, la data pour prendre des décisions logiques. Peu de responsables s'affranchissent complètement de l'observation des résultats de leurs équipes et de l'analyse de l'efficacité des décisions passées. Beaucoup d'entre eux ont mis en place et/ou utilisent des tableaux de bord et des reportings réguliers sur l'activité de leur service. Les évaluations des collaborateurs de tous niveaux intègrent également des indicateurs de performances individuelles et/ou relatives à l'équipe, au service ou à la direction d'appartenance. Le problème n'est donc pas l'absence d'utilisation de données mais plutôt l'utilisation des mauvaises données pour prendre des décisions et des orientations. En effet, sur quoi se base-t-on pour évaluer, par exemple l'efficacité d'un service formation et pour chercher à améliorer son fonctionnement ? Comment apprécie-t-on les performances d'une équipe technique et les orientations qu'on doit lui insuffler pour l'avenir ? Les décideurs, dans chacune de ces équipes observent sans doute leurs résultats à l'aune des objectifs du service et des collaborateurs. Ainsi, un responsable de la formation va se féliciter d'avoir réalisé, à budget constant, plus de formations que l'année précédente. Il peut, à juste titre, s'enorgueillir d'avoir amélioré le niveau de satisfaction des collaborateurs formés, car cela fait partie de ce qu'on lui demande, finalement ! Le responsable de l'équipe technique va se targuer, lui, d'avoir tenu les délais qui lui ont été fixés, ou encore d'avoir fourni des produits ayant généré moins de retour SAV, ce qui est en soi excellent. Cette approche auto-centrée est un réflexe naturel et parfois une étape nécessaire. Mais elle a des inconvénients de taille qui la mettent aux antipodes d'une démarche Data-Driven. En effet, la vision étroite et réduite au périmètre fonctionnel de chacun, n'apporte pas un éclairage suffisant pour améliorer véritablement les performances globales de l'entreprise. Dans une entreprise traditionnelle, aucun des responsables cités ci-dessus n'aura le réflexe de mesurer les effets concrets de son action sur les résultats globaux de l'entreprise. Ce type de considération paraîtra hors sujet voire incongru. On n'ira pas, par exemple, évaluer directement les effets de la formation des commerciaux sur leurs volumes de ventes. On ne cherchera pas à savoir si les produits qui génèrent moins de problèmes répondent aussi aux nouveaux besoins des clients et génèrent plus de ventes. On peut le supposer mais qu'en serait-il si les commerciaux satisfaits de leurs formations n'arrivent pas à vendre plus et que les produits mieux finis ne répondent plus véritablement aux besoins des clients ? Chaque service aura accompli sa mission mais l'entreprise n'aura pas progressé voire se sera mise en difficulté à son insu. Dans une entreprise Data-Driven, la donnée qui oriente les actions est directement liée aux performances globales, à tous les échelons du business. Ce n'est pas la quantité d'indicateurs, de tableaux de bord et de reportings qui est importante mais plutôt leur qualité et leur rapport direct avec les objectifs globaux de l'entreprise. Les performances des personnes et des différents services sont donc observées en fonction des données qui les connectent à la performance globale de l'entreprise. Cette prise de conscience permet à chacun de se poser les bonnes questions et d’apporter une meilleure contribution. Le responsable de la formation peut réfléchir sur les pistes d'amélioration du contenu des formations, non pas pour qu'elles satisfassent les formés mais pour qu'elles génèrent de meilleures ventes. Le responsable technique peut mettre plus de ressources et d'efforts sur les développements nouveaux, plutôt que de se concentrer sur le règlement de problèmes sans conséquences et sur l'amélioration continue de produits en perte de vitesse.

Les freins à dépasser

L'orientation décrite ci-dessus n'est pas facile à mettre en œuvre et rencontre généralement de fortes résistances. Concernant la data elle-même, beaucoup de décideurs la considèrent comme importante mais estiment qu'elle ne remplacera jamais les meilleures pratiques ancestrales et la connaissance acquise de ce qui marche. Pour beaucoup, les données ne sont pas là pour entraîner mais pour appuyer et conforter des décisions déjà prises sur la base de l'expérience. C'est pour cela qu'on arrive souvent à sélectionner et transformer les données pour les utiliser comme des alibis qui viennent justifier des préjugés existants. Le « désilotage » des données et la prise en compte des indicateurs de performance globale peuvent également désorienter les organisations traditionnelles. En effet, les objectifs de l'entreprise semblent parfois très éloignés du terrain, des fonctions et des attributions de certains services. L'idée d'évaluer les performances et d'observer les résultats de ses actions en fonction d'objectifs abstraits et avec des causalités mal identifiées, peut dérouter. La transition vers une culture data driven nécessite donc un changement de mentalités à tous les niveaux. Elle ne peut se résumer à des théories générales avec une mise en pratique confiée aux équipes informatiques. Elle doit reposer plutôt sur la mise en perspective, dans chaque service, des indicateurs qui lui sont spécifiques, à partir d'une analyse intime de ses process et d'une réflexion approfondie sur son importance et son impact sur le bon fonctionnement de l'entreprise.

Tous les départements sont concernés et doivent utiliser les données générées par leurs activités pour améliorer la compréhension des paramètres de la performance globale. Une entreprise est DataDriven de manière totale ou ne l'est pas. Cette transition prend donc un temps certain et se heurte fatalement, en chemin, au scepticisme de certaines équipes ou éléments expérimentés en place, qui ont pris l'habitude d'observer leurs actions dans leurs périmètres respectifs. Cela explique le besoin systématique de voir des preuves concrètes pour adhérer au changement fondamental de paradigme. Face au sentiment inéluctable de perte de contrôle, la mise en place pertinente des data analytics et de la dataviz peuvent se traduire rapidement par une autonomie accrue au sein de chaque département. Les dirigeants et décisionnaires qui vivent mal le fait de se baser sur des données, qui plus est à orientation globale, plutôt que sur leurs opinions, doivent arriver à voir que le fait de remplacer les décisions solitaires basées sur des impressions, des évènements ponctuels et des années d'expérience par des décisions issues des données peut amener à des décisions plus rapides, plus étayées et plus efficaces pour eux et pour l'entreprise. On est loin d'une déshumanisation puisque les données qui aident le plus à performer sont éminemment liées à une meilleure compréhension des comportements humains et des aspirations réelles des clients.

ELÉMENTS DE MISE EN ŒUVRE

Il est difficile de fournir un mode d'emploi universel pour la mise en place concrète d'un processus Data-Driven. Toutefois, nous pouvons évoquer ci-dessous quelques étapes logiques qui s'appliquent généralement à toutes les organisations. Le point de départ consiste à savoir ce que l'on souhaite mesurer et à identifier les indicateurs de la performance de l'entreprise (KPI). Généralement, il s'agit d'éléments quantitatifs de volumes de vente que l'on peut décomposer en éléments plus détaillés comme le nombre de demandes entrantes, le nombre de propositions effectuées, le taux de concrétisation, le panier moyen, etc. Ces éléments peuvent, eux-mêmes, être décomposés en opérateurs plus détaillés qui peuvent au fur et à mesure s'éloigner du processus commercial cible pour se rapprocher des actions des différents services de l'entreprise. Ainsi, le taux de concrétisation peut être lié plus ou moins directement au contenu des formations commerciales. Le panier moyen peut se rattacher à la stratégie marketing et à la communication autour des avantages des différentes options et modules pouvant générer des ventes additionnelles. A titre d'exemple, on peut citer un fabricant de piscines, qui adresse un courrier de remerciements et félicitations aux acquéreurs qui viennent de signer un bon de commande, en leur rappelant les avantages d'une option de nettoyage automatique qui n'a pas été choisie et qui pourrait être encore demandée avant le début des travaux (avec une éventuelle offre de réduction limitée). On peut associer à cette proposition complémentaire un taux de transformation qui peut augmenter le panier moyen. Il s'agit bien là d'un KPI que l'on pourra suivre et sur lequel on peut agir en testant d'autres offres ou d'autres formulations, pour améliorer son taux de transformation et donc, son impact en cascade sur les indicateurs de niveaux supérieurs. Une fois les indicateurs de performance définis, on peut passer à l'étape de repérage des données qui vont permettre de calculer les KPI. Cela passe par une cartographie du système d'information de l'entreprise. La démarche consiste à rechercher toutes les données en liaison avec les indicateurs ciblés. Généralement, les datas sont dispersées dans différents silos et systèmes qu'il convient de bien identifier. L'objectif est de savoir où elles se trouvent exactement et de déterminer les flux d'information entre les différents systèmes. Certaines données sont évidentes à trouver. D'autres sont cachées ou inutilisées. Certaines sont absolument nécessaires. D'autres, bien qu'utilisées dans des tableaux de bord ou des reportings existants, sont secondaires et doivent être éliminées. Le ciblage par rapport aux objectifs globaux de l'entreprise permet de se recentrer sur les seules données qui peuvent apporter des réponses concrètes et avoir des effets mesurables sur les indicateurs de performance. L'élimination de toutes les autres permet d'optimiser les coûts et de ne pas se disperser inutilement. La troisième étape consiste à déterminer les mécanismes qui permettent de donner un accès aux données cibles identifiées, aux personnes qui peuvent vraiment les utiliser. Le pilotage par les données passe justement par une décentralisation de la décision. Chaque service doit être en mesure d'ajuster ses actions non pas en fonction de directives qui lui sont données mais des résultats concrets constatés dans son périmètre. La décision repose sur des données objectives qui démultiplient les centres de décision. Il est donc essentiel, pour le succès de la démarche, que la culture de la data et l'utilisation des outils d'analyse et de dataviz se propage à tous les étages de l'entreprise. Rappelons pour terminer qu'une stratégie Data-Driven est avant tout une démarche d'action. Il ne s'agit pas seulement de connaître ou d'observer mais de préparer l'action à partir d'éléments précis et factuels. C'est aussi une démarche itérative qu'il serait prudent de démarrer de manière progressive, en intégrant graduellement tous les partenaires dans l'entreprise. Car sur la route de l’efficacité, la prudence reste mère de sûreté... même si c'est la data qui conduit.

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