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Les opportunités de l’expérimentation

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Aux sources des techniques de l’expérimentation actuelle, la psychologie puis l’économie comportementale ont proposé une issue aux limites des théories économiques basées sur le paradigme d’un agent économique rationnel cherchant à maximiser une utilité personnelle. Que ce soit la vision aristotélicienne d’un individu comme animal politique (donc altruiste) ou l’affirmation de Dan Ariely le présentant comme totalement irrationnel, les paradigmes de rationalité et d’égoïsme universel ont depuis été largement remis en question par les économistes mêmes. Ainsi, les travaux de Kahneman et Tversky qui ont contribué à la diffusion de l’expérimentation s’inspirent de l’économie expérimentale qui, dans les années 50, conduit des économistes du champ de la théorie de la décision et des jeux à confronter les sujets de l’expérimentation à des choix réels plutôt qu’hypothétiques. Dans cette perspective, l’objet d’une expérimentation est donc de tester en situation réelle des prédictions de comportements théoriques. La répétition de l’expérimentation permet d’en tirer des résultats scientifiquement robustes. Le test d’hypothèses sur la base d’une mise en situation réelle et la répétition constituent le cadre général d’une expérimentation « classique ».

Les études marketing sont encore largement dominées par des mesures dites hypothétiques, c’est-à-dire basées sur du déclaratif. L’introduction des techniques expérimentales permet de pouvoir soumettre les répondants à des choix réels. Finalement, le principe repose sur l’impact lié à la conséquence des choix et des décisions des répondants. En effet, imaginons que l’on demande à un consommateur le prix auquel il serait prêt à payer un produit X dans un contexte dit hypothétique. Dans ce cas de figure, la réflexion menée restera sans réelle conséquence. Or, lorsqu’un consommateur est en situation réelle en magasin, il doit faire face à un ensemble de choix qui vont mener à des conséquences : achat ou non achat. L’introduction des méthodes de choix réels permet ainsi de réduire les conditions hypothétiques d’une étude marketing. Bien que réalisées dans un contexte de laboratoire, les chercheurs tentent de plus en plus d’intégrer des éléments de contexte réels visant ainsi à s’approcher de ce que devrait être le véritable comportement des individus.

Récemment, une panoplie de techniques aussi sophistiquées que coûteuses ont vu le jour en s’appuyant largement sur les Technologies de l’Information et de la Communication. Comme le rappelle Girault-Matz « plusieurs techniques innovantes se sont donc développées ces dernières années comme le Facial Coding et l’eye-tracking. D’autres semblent poindre derrière certaines innovations de rupture comme les Google Glass. ». Le Big Data est également présenté comme la nouvelle panacée des études marketing. Malheureusement, la plupart des entreprises sont des PME avec des ressources limitées et la majorité des recherches académiques sont menées sous d’importantes contraintes, notamment budgétaires, et se passant souvent de contextes de choix réels pour des raisons de complexité de mise en œuvre. Le premier protocole expérimental présenté dans cet article permet de mettre en lumière les bienfaits de l’introduction du réel dans des expérimentations classiques en marketing. Le second montre que, comme tout outil méthodologique, l’expérimentation à portée généralement confirmatoire peut également être utilisée pour explorer un phénomène.

L’expérimentation en marketing dans un contexte de choix réel

Prenons l’exemple d’une étude menée dans le cadre d’un travail doctoral (Karine Garcia-Granata, chercheuse au laboratoire Montpellier Recherche en Management) analysant l’impact de la co-création avec les consommateurs sur la valeur perçue d’un produit. Cette recherche universitaire se place d’emblée sous d’importantes contraintes de ressources limitées, de manque de temps et surtout de budget. Concrètement, le stimulus utilisé dans le cadre de cette expérimentation est un biscuit sucré, plus précisément un cookie. L’étude vise à mesurer l’impact sur la valeur perçue du produit et le consentement à payer selon qu’il soit présenté comme co-créé avec des consommateurs ou commercialisé directement par l’entreprise sans participation des consommateurs, le tout dans un contexte d’achat réel du produit.

Idéalement, il faudrait observer des consommateurs en situation d’achat dans un magasin, exposés à un choix entre plusieurs produits co-créés et plusieurs produits non co-créés, avec une large variété de prix pour comprendre le niveau du consentement à payer. Puis, il conviendrait de les suivre à leur domicile pour attendre qu’ils dégustent leur cookie, en situation de consommation, afin de leur demander directement : que retirez-vous de cette expérience de consommation au regard de son prix et compte tenu qu’il soit co-créé ? Mission impossible puisque concrètement il paraît irréalisable de suivre des consommateurs. Dans des conditions réelles, dites de champs, comment s’assurer que ce l’on mesure est réellement ce que l’on souhaite mesurer ? Tout l’apport de l’expérimentation sous choix réel est donc d’introduire du réalisme dans un contexte artificiel pour isoler les variables que l’on souhaite étudier.

Le protocole proposé a donc consisté à introduire quelques éléments de situation réelle comme un acte de grignotage devant un écran ou un autre d’achat. Concrètement, au démarrage de l’expérimentation, les consommateurs reçoivent une enveloppe contenant une somme de 5 euros visant à les rétribuer pour leur participation. A ce moment précis, ils ne savent pas qu’ils pourront faire le choix d’acheter réellement le cookie auquel ils sont soumis durant l’étude.

Ainsi, les répondants ont d’abord été exposés à un cookie, présenté comme un nouveau produit, avec des scénarii présentant le produit comme co-créé ou pas. En premier lieu, leur perception vis-à-vis du stimulus a été mesurée. Ensuite, ils sont passés à une phase de dégustation devant un écran diffusant une vidéo neutre, sans lien avec le produit et avec l’expérimentation, avant d’être soumis à nouveau à une série de questions sur leur perception du stimulus. Enfin, ils ont dû fixer le prix auquel ils seraient prêts à acheter ce produit. Il leur a alors été clairement précisé que leur décision aurait une conséquence réelle, à savoir acheter à la fin de la session un cookie ou non, et repartir avec. Evidemment, des variables de contrôles ont été mesurées comme, par exemple, le temps les séparant du dernier repas. La méthode d’estimation réelle du consentement à payer – dite procédure Becker, de Groodt et Marshak (1964) – a été mobilisée pour sa simplicité et le fait qu’elle offre une mesure à un niveau individuel et non agrégé. Au final, 43% des consommateurs ont réellement acheté le cookie à la fin de la session.

L’expérimentation comme outil d’exploration d’un phénomène

Prenons à présent l’exemple d’une étude menée au sein du Groupe Montpellier Business School (Julien Granata, Professeur à Montpellier Business School). Initialement, la question de recherche portait sur la compréhension de l’influence de la méditation sur les managers, notamment sur leur stress. Ce questionnement théorique, a priori simple, conduit à de sérieuses contraintes méthodologiques :
- Tout d’abord, puisqu’il s’agit de comprendre l’influence de la méditation dans le temps, il paraît nécessaire d’identifier des managers nouvellement méditants…
- ... ou, mieux, il conviendrait d’identifier un nombre assez important de managers qui ont l’intention de méditer pour réaliser une étude longitudinale avec une comparaison entre un état ante méditation et un état post méditation, tout en comparant cet échantillon à une population initiale…
- ... sachant qu’idéalement, pour éviter totalement l’auto-déclaration, il conviendrait, à la manière de Haushofer et Fehr (2014), de mesurer le taux de cortisol des managers (l’hormone permettant une mesure médicale du stress) par des prélèvements de leur salive.

Ces contraintes insurmontables d’ordre empirique (impossible identification d’un échantillon statistiquement significatif de managers au regard d’une population initiale assez importante), méthodologique (absence d’observations similaires antérieures, risque de réponses artificielles) et budgétaire (coût du prélèvement et de l’analyse de salive exorbitant) rendent la recherche quasi-irréalisable en l’état. Deux années d’encadrement de mémoires de recherche ne sont pas venues à bout de ces écueils. Seuls quelques entretiens avec des managers, identifiés dans le réseau personnel des chercheurs, ont pu être menés dans des contextes très différents pour conduire à des résultats déclaratifs tautologiques : des « non méditants » stressés ou des « méditants experts » qui le sont beaucoup moins. Pour comprendre l’influence de la méditation dans le temps, il convient donc de constituer un échantillon de managers non méditants afin de les suivre dans leur découverte et leur pratique de la méditation : c’est là que l’expérimentation entre en scène.

Comme bon nombre d’entreprises engagées dans la RSE, la direction des ressources humaines du Groupe Montpellier Business School commandita un cabinet externe afin de réaliser un bilan de santé des collaborateurs et mesurer leur stress. S’appuyant sur une batterie d’échelles de mesure (dix au total dont celles de Karasek ou de Homes et Rahe), les collaborateurs réalisent un test et y ont accès pour le recommencer autant de fois qu’ils le souhaitent sur une durée de 12 mois. Le bilan s’inscrit donc dans une logique longitudinale. Suite à la première vague de tests, le protocole de recherche a consisté à lancer un appel à volontariat auprès des managers du groupe invitant à participer à un programme de méditation laïque. 9 managers sur les 39 de l’entreprise y ont répondu favorablement. Le programme (l’expérimentation) consiste en une mise en situation de méditation réelle durant six séances d’une heure étalées sur plusieurs semaines avec des séances complémentaires d’approfondissement. A visée exploratoire, l’expérimentation ne peut être répétée au regard de la difficulté à identifier des conditions reproductibles. Pendant qu’un formateur guide le groupe durant les séances, le chercheur participe dans une posture d’observation participante et note l’ensemble des questions, remarques, ressentis des participants qui sont invités à s’exprimer à l’issue de chaque méditation. A la suite du programme, les 9 managers passent une nouvelle fois le test afin d’identifier d’éventuelles variations de mesure de stress. Les 30 autres managers ne participant pas au programme seront tout de même invités à repasser le test afin d’identifier un éventuel effet placebo du fait de l’intérêt porté par le groupe au sujet. Enfin, le protocole se conclut par des entretiens semi-directifs avec l’ensemble des participants au programme.

Ces deux protocoles montrent que le périmètre d’une expérimentation dépend d’un arbitrage entre diverses contraintes matérielles, de temps, de logistique ou financières, tout en tenant compte des motivations théoriques initiales. Dans l’exploration d’un phénomène mettant des individus en action (action physique de méditation), l’expérimentation s’est avérée un outil très efficace voire la seule issue possible pour poursuivre la recherche. Sans la mise en œuvre d’une expérimentation exploratoire, l’impossibilité de construire un échantillon ou de répéter le protocole aurait conduit à une évolution du questionnement théorique ou un abandon pur et simple de la recherche. L’objet de cette recherche n’a pas été d’utiliser l’expérimentation classique dans le cadre d’une étude exploratoire mais bel et bien de s’adapter aux contraintes de terrain en utilisant partiellement les techniques de l’expérimentation pour explorer un phénomène. L’expérimentation, que nous qualifions d’exploratoire, permet ainsi une mise en situation réelle sans répétition et sans test d’hypothèses. Malgré d’importantes contraintes, l’introduction de situations réelles est un véritable plus pour les recherches académiques notamment en marketing. Clairement, la phase d’achat réel, vécue comme un jeu, et la dégustation ont permis de rendre immersive l’étude… et par conséquent de s’approcher d’un contexte réel. L’introduction de choix réel dans une expérimentation artificielle s’avère un bon compromis permettant de dépasser la contrainte de manque de ressources tout en profitant de résultats scientifiquement plus robustes.