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Un monde d'émotions

Marketing émotionnel

Pour Aristote, « L'homme est un animal doué de raison.. ». Certes, mais les marketeurs ajouteraient aujourd'hui « ...et bien plus encore, d'émotions ! », sous l'oeil approbateur des neuro-scientifiques et des spécialistes de l'économie comportementale. En effet, les découvertes des uns et des autres convergent aujourd'hui vers une mise en évidence du rôle déterminant de l'émotion dans les processus de prise de décision, jadis placés dans le giron exclusif de la rationalité. Il n'est donc pas étonnant que le marketing s'intéresse de plus en plus aux ressorts émotionnels, considérés comme plus féconds et utiles que les arguments purement rationnels.

L'émotion a longtemps été considérée comme un trouble qui vient affecter notre état normal. On l'a beaucoup associée à une faiblesse, une imperfection de la nature humaine, une pulsion excessive accusée d'annihiler nos capacités de raisonnement et d'égarer nos décisions. Ainsi, les Stoïciens considéraient qu'une vie bonne exigeait un contrôle total de ses émotions. Kant, se méfiait des actions commandées par les émotions, pour des motifs autres que ceux de la raison. De même, Descartes pensait que les émotions, « passions de l'âme », devaient être contrôlées par la raison, notre bien le plus précieux.

Emotions et raison ont donc longtemps été opposées et présentées comme des éléments aussi difficiles à mélanger que l'eau et l'huile. Les nouvelles découvertes des neurosciences et les expériences menées par des psychologues et des économistes tendent aujourd'hui à remettre en question cette dichotomie et à donner une importance primordiale aux émotions dans nos décisions et nos actions.

Qu'est-ce qu'une émotion ?

Une émotion est un processus souvent intense et bref, lié à un événement et qui se décompose en deux éléments :

- un déclencheur : l'émotion est obligatoirement provoquée par un stimuli spécifique, un événement particulier qui vient la convoquer, souvent de manière brutale. L'émotion ne se déclenche que si son objet est jugé important. Elle commence donc sur une base psychologique.
- une réaction émotionnelle : l'émotion se traduit par une réaction de l'organisme qui combine le plus souvent plusieurs manifestations : rires, pleurs, sudation, rougissement, tremblements, réactions musculaires, vasodilatation, sécrétions hormonales, etc. Ces réactions physiologiques sont visibles directement ou à l'aide de matériels de laboratoire. Elles se justifient, si on remonte à nos origines, par une adaptation rapide à un danger perçu, devant lequel notre organisme nous prépare à lutter ou à fuir.

L'émotion est donc un phénomène psychologique interne qui est déclenché par une cause externe et qui génère une réaction physiologique externe. Elle se distingue en cela des sensations physiques ou des sentiments qui n'ont pas toujours un déclencheur précis et ne débouchent pas forcément sur des manifestations externalisées.

L'absence d'émotions bloque la capacité de décision

Dans son ouvrage « L'erreur de Descartes », paru en 1995 et qui lui a donné une notoriété mondiale, le neurologue Antonio Damasio apporte un éclairage nouveau sur le rôle des émotions dans la prise de décision.

Damasio montre, en effet, que les émotions, plutôt que de s’opposer à la raison, viennent la compléter pour lui permettre de déboucher sur des actions. Il utilise pour sa démonstration plusieurs cas cliniques dont celui de Phinéas Gage, un employé de chemin de fer qui a survécu à un accident au cours duquel une barre à mine lui a traversé la boîte crânienne. Gage a conservé ses facultés intellectuelles normales, mais a changé radicalement de personnalité, devenant agressif, asocial et incapable de faire les bons choix de comportement. D'autres cas de lésions similaires se sont également traduits par une annihilation du processus de décision et une incapacité à faire les choix les plus simples (une date de rdv, un choix de restaurant, une activité sportive...). Les patients concernés, lorsqu’ils sont exposés à des alternatives, se mettent à peser tous les avantages et inconvénients de chacune des solutions proposées, sans jamais être capables de s'arrêter à un moment donné sur l'une ou l’autre.

Damasio a développé, à partir de ses observations et de ses expériences, le concept de marqueurs somatiques qui relient l’émotion aux facteurs cognitifs. Ces marqueurs activent une mémoire affective et provoquent des réactions physiologiques à partir d’événements passés, qui ont laissé une empreinte émotionnelle importante. Les patients ayant eu certains types de lésions cérébrales n’arrivent pas à apporter les bonnes réponses sociales et à faire des choix parce qu’ils n’ont plus la capacité de se connecter à la partie de leur mémoire associée à une situation passée similaire. Ce sont ces marqueurs somatiques qui permettent d’arrêter une décision basée sur les événements passés, lorsque l’analyse logique des alternatives ne permet pas vraiment de conclure.

L'émotion ne nuit donc pas à la raison mais permet de la dépasser en activant des ressorts complémentaires qui permettent le choix et le passage à l’acte.

Les deux systèmes de pensée

Parallèlement aux travaux des neurologues, des économistes et des psychologues se sont penchés, à la fin du siècle dernier, sur les processus de prise de décision. Une nouvelle branche de la science économique, l’économie comportementale (behavioral economics), a vu le jour, suite à la mise en évidence des limites du postulat de base de l’économie traditionnelle : la rationalité des agents économiques. Des chercheurs comme Daniel Kahneman, expert en psychologie cognitive et son collègue Amos Tversky, expert en psychologie mathématique, ont montré que les choix des individus étaient souvent biaisés par des éléments qui n’ont rien à voir avec la réflexion rationnelle mais relèvent d’erreurs de jugement, d’éléments émotionnels et d’effets des interactions sociales. Daniel Kahneman a reçu le prix Nobel d'économie en 2002 (Tversky était décédé entre-temps).

Kahneman a publié en 2011 un ouvrage intitulé « Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée » (Thinking, Fast and Slow) pour résumer ses recherches et ses expérimentations sur les modes de fonctionnement de notre cerveau. Il y explique la distinction qu’il opère entre deux modes de pensée, présents chez tous les humains et qui déterminent notre façon d’agir et de prendre des décisions :

- le système 1 est un mode intuitif, rapide et émotionnel, qui remonte aux origines de l’homme. Il fonctionne de manière instinctive et instantanée, en appliquant des réponses connues et stéréotypées. Il se déclenche de manière inconsciente, en pilotage automatique et ne nécessite que peu ou pas d’efforts. Une bonne partie de nos décisions sont effectuées suivant ce mode et ne relèvent donc pas d’un processus délibéré mais d’un mode réactif inconscient qui est d’ailleurs très sensible à un effet de contexte et sujet à des erreurs et à des biais cognitifs.
- le système 2 est plus récent dans l’évolution de l’espèce. Il fonctionne de manière beaucoup plus analytique et prend en compte les événements de manière structurée et logique. Cette pensée est sollicitée de manière consciente pour traiter un problème que la pensée automatique immédiate ne peut pas résoudre (raisonnements logiques, problèmes mathématiques et calculs complexes...). Autrement dit, lorsqu’on sent qu’on est en train de réfléchir, cela signifie que notre système 2 s’est mis en route. Ce système est plus lent que son homologue. Il nécessite des efforts et de la concentration et peut s’épuiser. Il ne peut pas être sollicité de manière prolongée sans perdre en efficacité.

Chacun des deux systèmes est donc appelé selon le besoin et le contexte. Le système 1 traite instantanément tous les problèmes simples. Le système 2 ne prend la peine de se mettre en route que s’il ressent une nécessité absolue d’intervenir. Le système 1 est donc très largement le plus utilisé. C’est lui qui génère des impressions, des suggestions, des sentiments. C’est dans ce système que nous stockons tout notre savoir, notre connaissance du monde, nos compétences et tout ce qu’on sait bien faire dans la vie. C’est en puisant dans notresystème 1 que nous arrivons à reconnaître instantanément une situation, à identifier les moindres émotions chez autrui, à adopter un comportement adéquat lors d’une interaction sociale... Le système 2 nous contrôle, nous empêchant de dire tout ce qui nous passe par la tête ou de réagir à toute tentation. Kahneman le qualifie de paresseux car il se contente généralement de valider les suggestions que lui transmet le système 1, sans toujours prendre la peine de les vérifier. Les éléments et conclusions instinctives et émotionnelles qui transitent ainsi se transforment en actions, croyances, intentions et finissent par définir la personne qu’on croit ou qu’on sait qu’on est.

On voit donc ici que les émotions et les éléments irrationnels mais solidement ancrés en nous sont les facteurs les plus importants pour nos actions et nos décisions. Ce sont eux qui déterminent ce que nous pensons être et ce dont nous avons vraiment besoin pour notre équilibre, de manière inconsciente. Ces conclusions de l’économie comportementale sont conformes avec les constatations des neurologues et soulignent à leur tour la primauté des émotions sur la raison chez chaque individu et donc chez chaque consommateur.

La prise en compte des émotions en marketing

Le marketing n'échappe pas aux doctrines en cours dans le reste de la société. On a donc longtemps admis, comme dans l’ensemble des sciences économiques, le postulat du consommateur rationnel, capable d'effectuer des choix sur des critères objectifs, en analysant et déterminant ce qui est bien pour lui.

C’est donc pour le convaincre que la publicité s’est attachée à informer et à donner des arguments raisonnés. La recherche marketing, elle, s’est construite sur la mesure d’éléments rationnels et factuels comme la mémorisation ou la connaissance des avantages du produit.

C’est en se basant sur les découvertes de l’économie comportementale et des neurosciences que les professionnels du marketing se sont davantage intéressés aux émotions et à la manière de les adresser, donnant naissance à de nouveaux concepts comme les « Lovemarks » que Kevin Roberts, PDG de l’agence de publicité Saatchi & Saatchi de 1997 à 2014 a lancé en 2005.

Pour Roberts, les consommateurs pensent avec leur cœur. « Ils font les grandes décisions avec leur cœur et les petites avec leur tête » (la dernière partie de cette phrase ressemble plutôt à une formule de publicitaire et ne traduit pas vraiment la réalité, au vu de ce qui a été dit ci-dessus sur le système 1 - NDLR). Ainsi, on n'épouse pas quelqu'un en cochant des cases mais par amour. Il en est de même dans tous les actes de la vie qui nécessitent des choix, et notamment dans l’acte d’achat qui s’effectue souvent en quelques secondes, à partir essentiellement d’un vécu émotionnel et de la relation que l’on a développée avec la marque. Ainsi, lorsqu’on choisit un shampoing ou une boisson, on le fait en quelques secondes, dans un rayon qui propose des dizaines de références. Notre choix n’est clairement pas guidé par une analyse rationnelle des avantages et des caractéristiques comparatives de chacun des produits proposés mais plutôt par la connexion émotionnelle que le produit et sa marque ont réussi à établir avec nous à travers la publicité, l’histoire de la marque, le packaging...

Pour Roberts, l’amour et le respect portés à la marque transcendent tous les éléments rationnels et permettent de construire une loyauté « au-delà de la raison ». Une Lovemark est donc une marque charismatique qui inspire un niveau élevé d’amour et de respect, là où les simples produits n’inspirent ni amour, ni respect. La recette de Roberts, pour arriver à ce résultat, comporte trois ingrédients de base :

- le mystère : la marque doit raconter une histoire mais sans tout dévoiler (ex : l’histoire de la naissance de Coca-Cola alliée à la protection jalouse de sa formule).
- la sensualité : elle doit distiller auprès du consommateur une certaine sensualité qui s’ancrera dans sa mémoire et fera partie de son univers (ex : forme de la bouteille de Coca-Cola, sensation de fraîcheur, goût...).
- l’intimité : elle doit également entretenir une relation intime avec le consommateur en lui facilitant la vie, en lui donnant une identité qu’il convoite, en s'intègrant dans les moments de sa vie quotidienne ou encore, en suscitant auprès de lui des sentiments profonds comme la nostalgie ou l’amour...

Les conséquences du nouveau paradigme ainsi défini sur la recherche marketing est clair. Pour comprendre les véritables ressorts de l’acte d’achat il est désormais indispensable de s’intéresser aux émotions. La sollicitation de la réflexion des personnes interrogées et donc de leur système 2 perd de sa pertinence. La détection, l’identification et la mesure de l’impact émotionnel des produits, packagings ou campagnes de communication nécessitent désormais des approches dynamiques, jadis complexes à mettre en oeuvre, mais de plus en plus faciles grâce aux nouvelles technologies. On peut citer, à titre d’exemple, les tests d’associations implicites qui demandent une association rapide de concepts et de produits ou de marques, ou encore, les méthodes d’observation directe des comportements du consommateur soumis à certaines stimulis sensoriels.

Bref, tout un nouvel univers d’études à explorer - avec émotion !