Les sondages d’opinion sont loin d’être morts

Les sondages d’opinion sont loin d’être morts

Interview

Céline Bracq est Directrice générale et co-fondatrice de l’institut d’études Odoxa

Survey-Magazine : Comment mesurez-vous l’opinion publique ?

Céline Bracq : À Odoxa, nous avons en général recours aux enquêtes web quantitatives pour la mesure de l’opinion des cibles « grand public » (Français ou Européens dans leur ensemble, salariés, jeunes…), puis nous privilégions les enquêtes par téléphone et en face-à-face pour les cibles plus rares (auprès d’une profession en particulier par exemple). Nous recourons également à des études qualitatives pour obtenir des éclairages sur certains sujets. Odoxa ayant une activité importante en santé publique, nous avons ainsi récemment mené des entretiens auprès de responsables de centres de stérilisation dans les hôpitaux sur les infections nosocomiales. La grande nouveauté dans notre mesure de l’opinion est, bien sûr, la place conférée au web social (réseaux sociaux, forums…).

Peut-on se fier aux enquêtes web ?

Céline Bracq : Jusqu’en 2010 environ, nous nous méfiions encore – à juste titre – du recours à l’outil web. L’accès à Internet se généralisait mais les Français qui acceptaient de répondre aux enquêtes en ligne avait encore un profil loin d’être parfaitement représentatif de la population générale (insuffisamment de Français de catégories populaire et âgés). Mais les technologies ont évolué et les usages se sont répandus, ainsi à partir de l’année 2012 la quasi-totalité des sondages se sont effectués sur Internet. Les enquêtes en ligne se sont avérées plus efficaces (et prédictives juste avant l’élection !) que les études habituelles, lorsque l’on s’intéresse à la population générale. Certes des biais existent – comme tout mode de recueil – mais on peut définitivement se fier aux enquêtes web. La mesure est plus efficace, plus fiable et plus solide. Leur recours nécessite toutefois une grande exigence en termes de choix de l’access paneliste qui s’occupera du terrain d’enquête et un suivi rigoureux.

Quel est l’apport des nouvelles technologies (web, réseaux sociaux, big data…) ?

Céline Bracq : La technologie web a aussi renouvelé les études qualitatives de manière générale. Les groupes et les entretiens en face-à-face n’ont pas disparu, mais le web a permis de décupler leurs usages. Avec le web et notamment les réseaux sociaux, on peut aujourd’hui accéder aux propos libres et spontanés d’un groupe d’individus très spécifiques – impossible à observer via un sondage quantitatif. L’exploitation de ces données permet de mettre au jour un grand nombre de problématiques publiques telles que les pensées de groupes militants ou les échanges au sein d’un corps de métier particulier. A Odoxa, pour les études politiques, nous travaillons en collaboration avec Dentsu Consulting, ce qui nous permet de suivre en temps réel les événements qui surviennent pour la Présidentielle comme les réactions après un meeting d’Emmanuel Macron ou l’importance accordée par les militants aux grands thèmes de campagne. Ces données sont très utiles pour notre démarche d’étude, et viennent compléter les méthodes traditionnelles. Mais attention aux écueils ! Ce n’est pas parce que des centaines de milliers de personnes s’expriment qu’elles ont plus de « valeur » qu’un échantillon représentatif de 1000 personnes… ou alors c’est un grand retour au vote des pailles du XIXème siècle. Nous savons que la population qui s’exprime sur le web est plus militante. Je dirai qu’il est nécessaire de tirer parti des données sociales mais de manière intelligente et en complément d’études habituelles. On peut également tirer des enseignements quantitatifs de données issues du web, mais il faut pour cela « cadrer » cette donnée, une compétence que nous possédons en institut d’études.

Quelle est votre position ?

Céline Bracq : Lorsque l’on a créé Odoxa avec Gaël Sliman en 2014, les réseaux sociaux prenaient une très grande ampleur en France. Nous savions que nos concurrents ne seraient plus seulement les autres instituts d’études qui n’avaient déjà plus le monopole de la production de la donnée. Facebook ou encore Google détiennent des millions de contacts, aussi le jour où ils se doteront d’outils de cadrage de ces populations, les instituts qui se verraient avant tout comme des producteurs de donnée disparaîtront. Nous devons donc savoir analyser les données externes issues du web, des réseaux sociaux et des nouvelles technologies en général (Big Data, IA…). Il ensuite faut donner du sens à ces données et aider nos clients à comprendre un phénomène ou à prendre des décisions. Deux exemples : nous avons ainsi travaillé pour LinkedIn afin de déterminer si l’offre (i. e : les candidats à la recherche d’un job) et la demande (i.e : les offres de recrutement publiées par les entreprises) se rejoignaient sur la plate-forme. Nous retravaillons également des données publiques comme celles de l’ARJEL (Autorité de Régulation des Jeux En Ligne) pour classifier les acteurs les plus efficaces en matière de paris en ligne.

Quel avenir pour les sondages politiques et d’opinion ?

Céline Bracq : Les sondages d’opinion sont loin d’être morts, et la raison principale est qu’il n’existe aujourd’hui pas de méthodologies alternatives qui confèrent entière satisfaction. Lorsqu’un média souhaite réaliser un sondage politique, il part à la recherche d’informations essentielles mais qui ne sont pas représentatives. Si nous considérons le vote ouvrier par exemple, il est impossible de parvenir à une mesure de l’opinion optimale en se basant sur des interviews d’ouvriers et la lecture de conversations en ligne. Il serait, à mon avis, risqué de se passer d’enquêtes d’opinion. Dans les cadres politiques et électoraux, une campagne sans sondages laisserait le champ libre à tout homme politique avide d’utiliser ses forts relais militants pour faire croire à une avance… Lors des primaires de la droite, nous avons retranscrit l’opinion et mis en lumière les difficultés rencontrées par le candidat Nicolas Sarkozy. Nous avons essuyé des critiques de la part des « sarkozystes » souvent relayés par des instituts concurrents : ils opposaient à nos chiffres la fréquentation des meetings, la présence médiatique ou la vente de livres. La suite nous a donné raison : Nicolas Sarkozy avait bel et bien perdu du terrain auprès des sympathisants de la droite. Il ne faut pas réduire les études d’opinion à une simple observation à un instant t. Elles ont prouvé leurs capacités à révéler des tendances de fond sur des sujets sociétaux qui préoccupent les Français. En matière de sondages, nous défendons une éditorialisation systématique des données. C’est la mission selon moi d’un institut d’études qui ne peut plus se permettre de simplement décrire les chiffres, voire de s’abstraire de toute analyse. Il ne s’agit évidemment pas de donner des avis personnels sur les tendances relevées, mais de pouvoir les expliciter très clairement, de les contextualiser et de souligner les éléments marquants (la remontée spectaculaire de François Fillon suite aux débats de la primaire). L’éditorialisation est la clef de l’avenir de notre profession.