La gamification des enquêtes

Gamification enquêtes

Il faut jouer pour devenir sérieux disait Aristote. Cette maxime se vérifie de plus en plus dans le domaine du marketing en général et des enquêtes en particulier. Les professionnels constatent de manière croissante qu’en introduisant les mécanismes des jeux dans leurs questionnaires, ils arrivent à mieux capter l’attention et l’engagement des répondants. Il faut dire qu’avec la génération Y, tout un pan de la population active est aujourd’hui composé de zappeurs pressés et peu attentifs. Le jeu est également un exutoire en temps de crise qui attire et intéresse.

Gamification est un mot très récent qui désigne une pratique finalement très ancienne. Il s’agit d’introduire des notions liées aux jeux dans un cadre non ludique. Cette approche représente aujourd’hui, selon une étude réalisée par le Cabinet M2 Research, 242 millions de dollars dans le monde et devrait atteindre 2,8 milliards de dollars en 2016 !

Cette pratique tend à se développer dans l’univers des études marketing, pour plusieurs raisons que nous allons détailler dans cet article. Mais la gamification est également présente dans tous les autres domaines du marketing et de la relation des marques avec leurs consommateurs. Nous l’avons tous déjà expérimentée, souvent sans le savoir au travers d’applications web, jeux concours, publicités et autres enquêtes ludifiées que nous évoquerons plus loin. Nous la rencontrons d’ailleurs très souvent sur la page de Google, avec une animation adaptée au calendrier.

Cette tendance à l’introduction du jeu dans l’univers du consommateur remonte déjà au début des années 80, où les premiers programmes de fidélité accompagnés de récompenses ont vu le jour, intégrant généralement des mécanismes de jeu et de gratification, en fonction des volumes ou habitudes de consommation. Néanmoins, c’est grâce notamment au web, aux réseaux sociaux et aux smartphones que le phénomène a véritablement pris son essor à tel point que les spécialistes considèrent qu’il pourrait bien devenir le premier outil de marketing relationnel.

Le concept de gamification fait aujourd’hui l’objet de grandes réunions professionnelles aux Etats-Unis comme le « Gamification Summit » dont la première édition s’est tenue en 2011. Pour Gabe Zichermann, organisateur de ces événements « les 5 dernières années ont été dominées par les réseaux sociaux, les 5 prochaines le seront par la Gamification ». Rien que ça ! Notons que le prochain Gamification Summit aura lieu les 10 et 13 juin 2014 à San Francisco.

Mais pourquoi cet engouement pour ce qui se résume finalement à peu de choses. En quoi le jeu peut-il apporter des avantages aux entreprises qui s’en servent et plus particulièrement aux professionnels des études dans leur pratique de la recherche marketing ?

Utiliser le jeu comme insight

Définissons un peu mieux ce terme de Gamification. Il s’agit bien sûr d’un anglicisme que les puristes traduiraient par « Ludification » même si le premier terme reste le plus usité, même en français. Ce terme désigne l’application des concepts et mécanismes des jeux, notamment des jeux vidéo (généralement des points, niveaux, challenges, badges, classements, etc.) dans des contextes non ludiques, afin d’augmenter l’implication des participants et faciliter la résolution de problèmes.

La mécanique des jeux, selon Amy Jo Kim, figure emblématique de la Gamification, est caractérisée par les cinq éléments suivants :

- Collectionner,
- Gagner des points,
- Intégrer un mécanisme de feedback,
- Favoriser les échanges entre joueurs,
- Permettre la personnalisation du service.

Michel Pélegrin, DG en France du spécialiste américain des panels et études en ligne GMI, nous précise : « Transformer un exercice en jeu doit réunir trois conditions : une quête, la demande de réaliser quelque chose et une récompense. La récompense peut être purement symbolique voire psychologique ou se traduire par l’acquisition d’un gain ».

Le recours à ce procédé vise à pallier une crise de l’engagement que l’on rencontre de manière croissante dans tous les domaines de l’activité humaine. La Génération Y, également appelée « Digital Native » est en première ligne. Les Digital Natives sont plus difficiles à motiver et sont considérés comme insatisfaits et paresseux, à tort ou à raison.

Cette tendance générale au désengagement ou à la non-implication se manifeste jusque dans la vie démocratique de la nation. En effet, les chiffres de participation électorale connaissent des baisses consécutives d’élection en élection, depuis le début de la Vème République, traduisant la désaffectation croissante des français pour la vie politique. Selon une étude de l’Insee, en 2012, un français sur cinq en âge de voter et résidant en France n’a pas du tout participé aux scrutins nationaux. 12 % des inscrits ne sont pas allés voter, soit deux points de plus que 2007.

Dans le domaine des études, on constate également une érosion continue et assez alarmante des taux de réponse aux enquêtes. Sollicités de toutes parts, les consommateurs ont de moins en moins envie de répondre aux questionnaires et témoignent d’une certaine crainte vis-à-vis des sollicitations extérieures lors des enquêtes téléphoniques par exemple. La qualité des réponses en est donc directement affectée.

Dans ce contexte morose, les professionnels du marketing ont trouvé dans le concept de Gamification un début de solution. En effet, si, dans le monde, nous consacrons 3 milliards d’heures par semaine à jouer en ligne, pourquoi ne pas s’inspirer de cette activité en injectant ses ingrédients gagnants dans l’univers du marketing ? L’idée d’introduire des aspects ludiques et « fun », associés à un système de récompense et de gratification semble donc séduisant et apte à apporter une différenciation dans un univers congestionné où pullulent des offres diverses et variées et où l’attention du consommateur est sans cesse divertie.

Aux Etats-Unis, ce procédé envahit tous les secteurs et est désormais considéré comme un véritable levier de marketing. Amy Jo Kim affirme à juste titre que « Nous sommes entrés dans une ère où le jeu est partout, où nous sommes tous des joueurs ». Beaucoup d’entreprises l’ont déjà intégré dans leur stratégie de communication et espèrent établir ainsi une relation renouvelée entre la marque et le consommateur.

En France, certaines sociétés comme Easyjet par exemple ont lancé des initiatives remarquées dans le domaine du marketing gamifié. Ainsi, pour célébrer ses dix ans d’installation à l’aéroport de Toulouse-Blagnac, le transporteur britannique a organisé un jeu de société à taille humaine (sur le principe du légendaire « Qui est-ce ? »). Les voyageurs devaient deviner le 10 millionième passager caché parmi les 24 figurants pour tenter de gagner des billets d’avion. Le jeu a été prolongé sur Internet pour que le plus grand nombre puisse y participer.

Certains instituts se sont également lancés. Ainsi, Ipsos a développé le jeu « Ipsos I-say Poll Predictor ». Après chacun des sondages, le répondant peut tenter de deviner la proportion de personnes ayant répondu favorablement à une question donnée (ce qui en soi est une information marketing intéressante pour l’analyse). A la clef, des cadeaux à gagner ! Plus généralement, selon le rapport GRIT 2014, 16 % des 2229 entreprises interrogées dans le monde utilisaient la Gamification et 38% envisageaient de le faire.

Philosophie de la Gamification

« Le jeu contribue au flow », c’est l’idée avancée par Jane McGonigal, conceptrice de jeux vidéo dans son livre « Reality is broken ». Le flow, littéralement flux, issu de la psychologie positive, désigne un état de psychologie optimal, c’est-à-dire un état de concentration intense. Jane McGonigal va beaucoup plus loin et nous explique en quoi les jeux nous rendent meilleurs et plus performants (conférence TED). Elle avance quatre points essentiels :

- Un optimisme urgent : la volonté d’agir très rapidement face à des obstacles, associée à la certitude de pouvoir réussir. Les joueurs croient toujours qu’une victoire est possible et que cela vaut le coup d’essayer.
- La capacité à construire un tissu social très dense.
- L’augmentation de la productivité des joueurs : les objectifs sont clairement affichés et les étapes pour s’y rendre sont concrètes. Les joueurs sont prêts à travailler dur tout le temps, si on leur confie la bonne mission.
- Le sens de l’aventure : les joueurs aiment se voir attribuer des missions motivantes.

Les entreprises ont compris qu’exploiter la prédisposition humaine au jeu est un véritable levier d’engagement.

Le comportement des joueurs a, par ailleurs, fait l’objet d’études scientifiques. En jouant à un jeu vidéo, l’être humain libère de la dopamine dans le cerveau, un neurotransmetteur à l’origine de la sensation de plaisir. La dopamine va donc déclencher des pulsions de satisfaction : « C’est en ce sens que les jeux ont un réel pouvoir d’influencer le comportement du consommateur » déclare Gabe Zichermann.

Les récompenses, les points, les challenges participent à la sécrétion de cette molécule. Gamifier une enquête est donc un véritable outil pour impliquer émotionnellement et motiver le répondant. Cela constitue une opportunité incroyable de pouvoir capter l’attention du répondant et de l’inciter à répondre. « Il faut comprendre que les sondés seront beaucoup plus impliqués s’il y a un objectif clair et ludique » explique Jon Puleston, Vice-Président de GMI.

Mais pour créer cet « engagement » encore faut-il savoir appliquer la bonne méthode !

La mise en œuvre de la Gamification

« La Gamification revêt beaucoup de champs d’application » nous explique Michel Pélegrin. En effet, il est possible de jouer sur un grand nombre de variables pour apporter un aspect ludique au questionnaire, tant au niveau de la formulation des questions que dans le concept du jeu en lui-même.

Les questions et le pouvoir des jeux de mots

On peut jouer sur le style des questions, personnaliser la question, jouer sur l’émotion pour atteindre le répondant. Une question comme « Quel est votre repas préféré ? » devient « Quel serait votre dernier repas si vous deviez mourir demain ? »

Contextualiser et scénariser permet également de créer un environnement émotionnel adéquat pour que le répondant puisse se mettre en situation et s’identifier beaucoup plus rapidement à la question posée.

La gratification

L’instauration d’un système de récompenses symboliques qui peut consister en un classement, des trophées, un système de points ou un gain réel (un produit gratuit, une réduction sur l’achat d’un produit futur…etc.) peut motiver le répondant et l’inciter à s’impliquer.

Challenges et défis

Le fait d’ajouter une dimension compétitive en établissement par exemple un classement entre les différents répondants ou en imposant une contrainte de temps s’avère également essentiel : « Imaginez que vous disposez de seulement deux minutes pour… ».

On peut faire de la réponse un défi sous la forme d’énigmes ou de devinettes : « Devinez quel est le produit le plus cher ? », l’idée étant de créer un challenge.

Enfin, le fait d’imposer des règles et conditions a la faculté de stimuler les répondants : La question « Qu’est-ce que vous aimez ou n’aimez pas dans ce produit ? » devient « Nommer une seule chose que vous changeriez dans ce produit ».

Aspect graphique

Il est essentiel de jouer (c’est le cas de le dire) sur l’aspect visuel. Sur le principe du jeu vidéo, la présence d’images et d’illustrations est primordiale pour accompagner le répondant dans ses choix. Le design des questions est également très important pour rendre le procédé plus divertissant et intéressant (Smileys, émoticônes, diversité des formats de questions). Vous trouverez un lien vers un exemple de questionnaire gamifié en fin d’article, qui vous permettra de tester, de manière ludique, vos connaissances sur les dernières tendances dans le monde des études marketing.

« Ce qui compte avant tout c’est le concept du jeu, beaucoup plus que l’aspect visuel » nous explique tout de même Michel Pélegrin. Le graphisme accompagne la mise en place du jeu, mais la Gamification ne doit pas être vue comme un procédé de décoration. Pour Jon Puleston « Les images, les couleurs aident à communiquer, elles aident le répondant dans son travail de visualisation. »

L’utilisation de la gamification dans les études est encore loin d’être généralisée mais est promise à un bel avenir: « La Gamification va gagner du terrain, c’est inévitable si l’on veut intéresser suffisamment les répondants » conclut Michel Pélegrin.

Les avantages

Pour le répondant

Comme nous l’avons expliqué, lorsqu’il joue, l’être humain libère un neurotransmetteur appelé dopamine, à l’origine du plaisir. Pour Gabe Zichermann, la Gamification introduit donc une nouvelle variable P, pour Plaisir, aux 4 P du mix marketing. (Produit, Prix, Place/distribution, Promotion/communication). Une enquête gamifiée procure davantage de satisfaction, de plaisir et d’amusement pour le répondant qu’une enquête classique.

Elle contribue à générer un intérêt supplémentaire pour le répondant. « L’idée est de transformer une étude quelconque voire rébarbative et rebutante en une expérience véritable. » nous explique M. Pélegrin.

Pour l’émetteur de l’étude

Au-delà d’une implication accrue du répondant, la Gamification permet de fidéliser davantage le client, d’aug-menter l’impact du message et la perception positive de la marque. Une enquête gamifiée établit un renouveau dans l’expérience avec le consommateur, et renforce ainsi la relation marque-consommateur, pour l’enrichir davantage. Elle gagne en visibilité et en viralité par sa différenciation et son aspect ludique.

Les sondés sont donc beaucoup plus enclins à recevoir positivement le message et les valeurs associés à la marque. Par l’introduction des mécanismes du jeu, la marque contribue à renvoyer une image « sympathique » auprès du consommateur. La Gamification est donc un véritable atout de fidélisation et de différenciation.

Enfin, en augmentant l’intérêt du sondé, nous améliorons non seulement le taux de réponse, mais également la qualité des données. En effet, « Un des plus grands intérêts de la Gamification est de pouvoir mesurer les questions qualitatives » explique Michel Pélegrin. Le répondant se livre davantage, le feedback est beaucoup plus riche car la personne interrogée sort des discours convenus. « Il y a une véritable possibilité d’écoute du client. Si le jeu est réussi, les répondants se confient très sincèrement, les réponses ouvertes sont plus riches et beaucoup plus fournies, et correspondent davantage à la réalité ».

La Gamification est une évolution dans les techniques de recherches classiques. « C’est un procédé qui stimule l’imagination, c’est un véritable vecteur d’innovation » explique Jon Puleston.

Les inconvénients

« Les deux freins que nous rencontrons avec ce type d’études sont le temps nécessaire à sa réalisation et la modification des données recueillies » avance Michel Pélegrin.

En effet, si ce procédé est un vecteur d’innovation, il nécessite du temps, un réel savoir-faire et un grand investissement. « Au lieu de passer trois jours pour une enquête traditionnelle, on peut consacrer 15 jours à réaliser une enquête ludique ». Ainsi, le budget, la rapidité de mise en œuvre peuvent arbitrer en défaveur de ce nouveau concept.

L’autre frein concerne l’exploitation de ces données. En effet, ces dernières sont recueillies avec un procédé très différent des enquêtes classiques. Les questions ne sont pas formulées de la même manière. Beaucoup de clients s’interrogent quant à la possibilité de comparer ces nouvelles données avec des études antérieures, puisqu’elles ne correspondent pas aux mêmes choses.

Si les freins peuvent être outrepassés pour certains clients, il reste néanmoins un risque de taille avec ce type d’enquête. « Basculer dans l’extrême c’est le plus gros risque » explique Michel Pélegrin. « En gamifiant le questionnaire à outrance, on s’éloigne du contenu. Les sondés sont davantage concentrés sur le jeu que sur leurs réponses. C’est artificiellement amusant mais les consommateurs ne retiennent ni la marque, ni le message. C’est alors raté. »

Le répondant est focalisé sur sa performance. La quantité supplante alors la qualité. Tom Ewing, Directeur des contenus de Brain-juicer emploie le terme de « Hard gamification » pour décrire ce procédé en opposition à la « Soft gamification ». La « Soft gamification » correspond à l’ensemble des techniques que nous avons développées jusque-là.

Humaniser ses enquêtes marketing

La Gamification est une solution intéressante pour pallier l’érosion des taux de réponses dans les enquêtes. Les instituts qui adoptent ce procédé pourraient être bien plus nombreux à l’avenir.

Toutefois, il est intéressant de préciser que si tous les instituts d’études venaient à introduire des mécanismes du jeu dans leurs enquêtes, les atouts de différenciation et d’innovation s’effaceraient alors. Le consommateur se retrouverait sur-sollicité par une pléthore d’enquêtes gamifiées. Toute ressource est limitée. Il convient d’en faire bon usage.

Finalement, l’enjeu principal des enquêtes marketing réside aujourd’hui dans la capacité à susciter l’intérêt des administrés. Plus que la gamification, il s’agit en réalité de réussir à humaniser davantage les questionnaires.

Daniel Bô, directeur de QualiQuanti parle d’expérience culturelle enrichissante : « Les instituts d’études doivent passer des études mécaniques à des études émotionnelles. Ils doivent chercher à susciter l’enthousiasme des interviewés. La première chose est de se mettre à la place de l’interviewé et de trouver des ma-nières de stimuler l’activité cérébrale. »

L’institut d’études doit parvenir à intéresser l’administré, susciter des réactions, mobiliser ses émotions, son imagination en créant des enquêtes vivantes, stimulantes et captivantes. La contextualisation des questions (un des aspects de la gamification) participe à cette dynamique. L’enquête est un outil qu’il convient de gérer comme un aspect créatif de communication.

N’oublions pas qu’un questionnaire bien construit est un facteur de réussite. Beaucoup d’enquêtes marketing ne tiennent pas compte des règles de bases (cf notre article sur la Qualité dans les études, en début de magazine). C’est déjà ce qu’il faut commencer par faire, avant même de songer à ludifier un questionnaire.