Le chef de produits a-t-il encore sa place à l'ère digitale ?

Chef de produit marketing

Comment la fonction de chef de produits s'est-elle imposée comme le modèle des organisations marketing ? Quelles leçons quant à son évolution à l'ère digitale ?

Lorsque les marques se sont développées au XIX siècle, elles étaient principalement gérées par leurs fondateurs, qui leur avaient souvent donné leur propre nom (Gillette, Poulain, Siemens…). Peu à peu s'est imposée la nécessité de compétences marketing plus affirmées, pour mieux appréhender les besoins des consommateurs et apporter des réponses adaptées. Cela s'est d'abord fait de façon éclatée entre différents départements de l'entreprise et des agences spécialisées en publicité et études de marchés. Mais une alternative est apparue après la Première Guerre Mondiale, l'organisation en chefs de produits intégrant les différentes compétences marketing. Critiqué dès son apparition, ce modèle s'est pourtant imposé comme la référence au fil d'adaptations successives. Quatre grandes périodes historiques se distinguent, permettant d'éclairer l'ère digitale contemporaine.

L'apparition de la fonction chef de produits (années 1920-1940)

Si la fonction chef de produits était mentionnée dès la fin du XIXème siècle chez General Electric ou Libby, il s'agissait alors d'une forme embryonnaire assez éloignée des pratiques actuelles. Officiellement, le chef de produits naît en 1931 chez Procter & Gamble (P&G), du mémo d'un jeune manager, Neil McElroy, qui deviendra plus tard président du groupe. Cette nouvelle fonction répond à une double nécessité, d'une part faire le lien entre la recherche-développement et le département études de marché, d'autre part coordonner la production, la distribution et les campagnes marketing. Le chef de produits doit alors gérer sa ou ses marques et en assumer l'entière responsabilité, comme s'il en était le « petit directeur général ».

L'organisation marketing en chefs de produits devient rapidement dominante chez P&G et participe aux succès de lancements de marques, telles que Tide en 1946. Mais sa diffusion en dehors de P&G reste lente jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale essentiellement limitée à Johnson and Johnson en 1935, Monsanto en 1940 ou Merck en 1946.

L'avènement du chef de produits dans le monde occidental (années 1950-1970)

Dès les années 1950, les postes de chef de produits se multiplient aux Etats-Unis, jusqu'à devenir la norme dans les grandes entreprises, sous des appellations variées recouvrant peu ou prou les mêmes responsabilités (brand manager, product manager, business manager…). En effet, le développement après-guerre d'une société de consommation nécessite de segmenter les marchés et de mieux connaître les besoins des consommateurs. A cette époque se déploient alors des départements études au sein des entreprises, recourant à de nouveaux outils comme les panels de consommateurs ou les focus groups, commercialisés par des instituts d'études. Mieux comprendre le consommateur est d'autant plus crucial que la montée des médias de masse entraîne une augmentation significative des dépenses publicitaires et accroît la nécessité de gestion et de contrôle. Parallèlement, les entreprises se complexifient, avec un nombre croissant de gammes et des structures multi-divisions. Tout cela favorise l'essor de l'organisation en chefs de produits, censée apporter plus de cohérence. A partir des années 1970, elle s'exporte vers l'Europe, les entreprises américaines demandant à leurs filiales outre-Atlantique de la mettre en place.

Les années 1950-1970 correspondent donc à l'âge d'or des chefs de produits. En réalité, ces derniers ont certes d'importantes responsabilités – comme la publicité ou la rentabilité par ligne de produit –, mais peu d'autorité officielle. Ils exercent plutôt un pouvoir d'influence. Au lieu du « petit directeur général » décrit dans le mémo McElroy, le chef de produits est à cette période un « influenceur charismatique ». Mais ce manque d'autorité formelle, souvent combiné à une faible expérience, fragilise déjà le chef de produits, accusé dès ses débuts de produire de la bureaucratie de marque et d'entraver la créativité et l'orientation client.

Le chef de produits, comptable de la marque (années 1980-1990)

Durant les années 1980-90, le chef de produits perd encore de son aura. En effet, les marchés se globalisent et anticipent une convergence de besoins et désirs chez les consommateurs. Dans ce contexte, créer des marques puissantes capables de gagner la préférence des consommateurs du monde entier est considéré comme une compétence clé. Il faut profiter d'économies d'échelle et rationaliser les portefeuilles de marques pour n'en conserver qu'un petit nombre, de portée mondiale et à fort potentiel en tant qu'actif financier. Cette reconnaissance de la marque comme ressource stratégique de l'entreprise entraîne dans beaucoup d'entreprises une scission organisationnelle, entre d'une part les décisions de marketing stratégique prises au niveau central avec les équipes dirigeantes, et d'autre part l'exécution opérationnelle, restée au niveau local des chefs de produits.

En conséquence, les chefs de produits doivent rendre davantage de comptes pour justifier les investissements marketing. Leur action se recentre sur le suivi et l'évaluation des actions, par des tableaux de bord dont l'usage se généralise avec le développement des micro-ordinateurs et de tableurs tels que Lotus ou Excel. A cette même époque, les chefs de produits se retrouvent en concurrence avec les category managers, fonction créée par P&G en 1987 et adoptée par d'autres fabricants pour faire face à une distribution de plus en plus concentrée et mieux prendre en compte les exigences des clients. Certains prédisent alors la disparition d'un chef de produits désormais trop éloigné du marché et centré sur la planification et la coordination internes. Devenu un « bon petit soldat » à la vision plus comptable que stratégique, il est même parfois accusé de mettre en danger le capital des marques qu'il gère.

Un nouveau paradigme pour le chef de produits à l'ère digitale (depuis 2000)

Actuellement, la digitalisation rapide de l'environnement remet en cause la fonction chef de produits, confrontée à quatre mutations majeures. D'abord, le marketing fait face à un volume et une variété considérables de données depuis 1995 et l'essor du World Wide Web. Qu'elles proviennent de la recherche par mot-clé (création de Google en 1998), des réseaux sociaux (introduction de FaceBook en 2004) ou de la géolocalisation (généralisation de l'usage des smartphones depuis l'iPhone lancé en 2007), ces données permettent une connaissance du consommateur d'une finesse et granularité nouvelles, presque en temps réel. L'analyse programmatique des données bouleverse la façon d'appréhender le marché, le rapport au temps, l'expertise marketing accumulée par les équipes. Cela induit une deuxième mutation : l'organisation marketing doit se centrer sur les clients et leurs parcours plutôt que sur les produits et services. Ce, d'autant que plus que le développement des réseaux sociaux – troisième mutation – bouleverse les relations des consommateurs avec les marques, en multipliant les possibilités d'interaction (discussions des consommateurs entre eux sur les forums, co-création, communautés de marques...). De ce fait, le marketing perd le contrôle absolu du discours de marque et les chefs de produits sont confrontés à de nouvelles fonctions plus spécialisées, comme digital privacy analyst, native-content editor ou chief marketing technologist. Paradoxalement, et c'est le quatrième changement, face à un écosystème digital extrêmement complexe qui multiplie les points de contact potentiels avec le consommateur, la vision globale et la coordination deviennent plus importantes que jamais.

Ces mutations requièrent de nouvelles compétences, à continuellement mettre à jour. Les marketeurs doivent maintenant travailler aux interstices des statistiques, de l'informatique ou de l'économétrie pour faire sens de l'avalanche de données, tout en renforçant leurs compétences managériales et leur réflexion stratégique. Ils doivent collaborer avec de nouvelles fonctions potentiellement concurrentes dans l'entreprise et adopter de nouvelles méthodes de travail, comme l'approche expérimentale du test and learn. A l'ère digitale, le chef de produits est donc tiraillé entre deux voies opposées mais complémentaires : celle du « facilitateur galvanique » qui fédère les équipes en interne et celle de « l'expert absolu » qui maîtrise les compétences numériques et analytiques.

Finalement, la fonction marketing est aujourd'hui à une croisée des chemins rappelant celle qui a justifié l'apparition des chefs de produits il y a près d'un siècle. Comme à l'époque, on peut décider de laisser le management de la marque à ses fondateurs (c'est notamment le cas dans les start-ups), ou le répartir entre de multiples fonctions expertes au sein de l'entreprise appuyées par des agences spécialisées. Mais les mêmes causes pourraient alors produire les mêmes effets. En effet, les marques ont besoin qu'on leur consacre du temps et des compétences spécifiques, ce qui à terme écarte leur management par les fondateurs. De plus, elles nécessitent une approche cohérente au service d'une vision stratégique, ce qui va à l'encontre d'une ultra-spécialisation recréant des silos. Finalement, la fonction chef de produits, qui s'est déjà montrée extrêmement adaptable par le passé, pourrait se réinventer de nouveau à l'ère du digital. En reprenant la formule de Churchill, l'organisation marketing en chefs de produits est peut-être la pire … à l'exception de toutes celles déjà essayées !

Cet écrit est une synthèse de l'article de recherche Lessons from nearly a century of the Brand Management System rédigé par Isabelle Aimé, Fabienne Berger-Remy et Marie-Eve Laporte et publié dans Journal of Historical Research In Marketing.