Survey-Mag : Qu'est-ce qui est disruptif selon vous ?
A chaque marché sa disruption. Les cas de figure les plus emblématiques sont ceux dans lesquels un nouvel acteur (Uber, RBNB, Netflix..) débarque et casse le modèle existant en imposant une nouvelle vision qui débouche sur des produits et services totalement innovants, délivrés de façon totalement inédite. Ce qui se passe dans le secteur des études est différent. Il n'y a pas d'effondrement vers un nouveau modèle mais plutôt une conjonction de forces qui remettent en cause le statu quo, qui « secouent le cocotier » et débouchent sur des ajustements successifs du modèle.
D'un côté, le secteur voit ses contours modifiés. Avec l'explosion de la data, les acteurs et les solutions d'aide à la décision se sont multipliés. Une étude de marché se retrouve aujourd'hui en concurrence avec des données de ventes, des données sociales, relationnelles, contextuelles, issues de de l'open data, etc. qui n'existaient pas il y a quelques années. Nous ne bataillons plus seulement avec nos confrères instituts mais aussi avec Amazon, Salesforce ou Instagram.
De l'autre, chaque maillon de la chaine de valeur de l'institut est attaqué. Certains acteurs ont industrialisé tout le processus de fabrication d'une étude et offrent des prestations complètes sur étagères à un prix dérisoire, d'autres apportent des réponses consommateurs sans poser de questions, en remplaçant l'interrogation par la captation, le temps homme par du temps machine, etc. Tout est remis en cause, mais certains maillons restent difficiles à disrupter : ceux pour lesquels l'intelligence humaine est au cœur, à savoir le design en amont de l'étude, l'ingénierie de projet, l'analyse, l'interprétation, la recommandation opérationnelle, le storytelling.
Le développement de la technologie et des nouvelles formes d'accès à l'information portent ces disruptions en cours. Mais il y a un autre aspect qui percute aussi notre activité, c'est l'évolution de la dimension relationnelle du métier. Que ce soit avec nos clients annonceurs, avec nos partenaires sous-traitants, avec nos salariés ou avec nos répondants les attentes, les modes d'engagement doivent s'adapter à la société fluide et ultra-connectée d'aujourd'hui. Pour prendre un exemple, il y a une dizaine d'années un institut de taille moyenne comme Ifop travaillait avec quatre ou cinq partenaires dans l'univers de la donnée (panélistes online, prestataire de traitement informatique, etc.), aujourd'hui ce sont plus d'une quarantaine d'acteurs qui sont intimement associés à notre activité (se sont ajoutés le développement informatique informatique et algorithmique, la sécurisation des données, le websourcing, l'analyse textuelle, l'automatisation du reporting, etc.). Nous nous intégrons à présent dans un écosystème qui implique de revoir la façon de définir nos territoires, de partager la valeur, d'innover, de s'engager dans la durée, etc.
Qu'est-ce qui risque de le devenir à moyen et long terme ?
Ce qui disrupte les études à moyen terme est lié à l'explosion du volume et des sources de données ainsi qu'à l'intervention croissante de l'IA à tous les niveaux de la société. Au moins trois phénomènes nous impactent.
1- La data n'est plus à nous, instituts. Nous étions habitués à travailler sur des données issues de nos terrains d'enquêtes, produites par nos soins, ce cas de figure va se raréfier. Et non seulement la donnée n'est plus à nous mais elle ne nous est souvent pas accessible. Google ou Facebook connaissent votre vie mieux que votre conjoint, Visa ou Orange savent tout de vos comportements quotidiens mais nous, instituts, n'avons pas accès à ces données. Il nous faut non seulement développer notre capacité à travailler sur de la donnée que nous n'avons pas produite mais déjà commencer par trouver des solutions pour y accéder.
2- Tous les process de travail s'automatisent, s'industrialisent, s'autonomisent. Le digital et l'IA évacuent progressivement les tâches simples et répétitives mais aussi de plus en plus de travaux complexes et nécessitant un certain savoir-faire. On trouve déjà des solutions pour fabriquer automatiquement un questionnaire, un plan de code, une traduction, un rapport de chiffres, les grandes lignes d'une analyse, une vidéo de synthèse de résultats. Ca n'est pas toujours très performant mais c'est déjà là. Le corolaire c'est l'instantanéité. Nous devons trouver de nouvelles façons de délivrer l'information mais aussi de construire et de raconter les histoires sur ce nouveau tempo. C'est aussi des prix cassés. Il nous faut déplacer la valeur pour la reconstituer.
3- Le développement des technologies ne fait pas que multiplier les données, il facilite leur mise en relation, leur organisation, leur interprétation automatisée. Avec l'IA, le quali devient quantifiable, le texte, l'image, le son deviennent structurables, mesurables, interprétables automatiquement. Cela fait passer notre cœur de métier de l'analytique au prédictif. Nous devons plus que jamais démontrer notre capacité à décrire et inspirer l'avenir.
L'enjeu commun à tout cela c'est bien entendu pour notre métier de rester pertinent et donc de se transformer pour pérenniser son apport de valeur. Il faut cependant bien voir que ces évolutions, ces ruptures, portent essentiellement sur des outils qu'il s'agit d'exploiter, de faire fonctionner ensemble. Il y a une dimension menaçante mais c'est aussi une énorme opportunité pour notre métier de faire valoir sa capacité de regard périphérique, de mettre ces outils au service de nos forces que sont l'analyse et l'objectivation.
D'après vous, comment le métier va évoluer ?
Je crois tout d'abord que notre métier a plus que jamais vocation à exister. Harari ouvre son dernier ouvrage, Vingt-et-un Enseignements pour le 21ème Siècle, par cette phrase : « In a world deluged by irrelevant information, clarity is power ». Je pense vraiment que c'est ce à quoi sont confrontés nos clients annonceurs, qui sont noyés sous l'information et en attente de clarté, de bon sens opérationnel. Or, nous, instituts savons fiabiliser les données, les hybrider, les structurer, leur donner leur juste signification, et souvent (peut-être pas toujours) les traduire en enseignements véritablement éclairants pour l'action. Nous avons là une occasion évidente de nous rendre indispensables.
Mais nous ne sommes pas les seuls, le paysage de l'information est de plus en plus encombré.
Cet encombrement pousse le métier à se segmenter, à approfondir les expertises, les spécialisations. Il va devenir de plus en plus difficile d'être pertinent seul sur tous les maillons de la chaîne. Instituts, capteurs de tendances, sociétés de consulting, spécialistes de l'analytics, plateformes technologiques, réseaux sociaux, producteurs de données.. il sera essentiel de savoir créer des partenariats, des ponts entre les expertises. Et c'est plutôt en concentrant notre valeur ajoutée sur l'aval de la collecte, sur l'intelligence, l'interprétation, la mise en relation, la contextualisation, la proposition de solutions créatives, tournées vers l'activation, que nous pourrons conserver le sens de notre métier et le rentabiliser.
Un dernier point peut encore paraître anecdotique aujourd'hui mais ne va plus le rester longtemps : l'impact du leadership émergeant de la Chine. La combinaison d'une volonté politique de fer, d'investissements financiers colossaux, de volumes de données proportionnels à la première population du monde, et d'une quasi absence de barrières éthiques fait que l'Empire du milieu est en passe de devenir durablement le leader planétaire en matière d'IA. Nous allons voir arriver en provenance d'Asie de nouveaux outils, de nouvelles approches qui vont modifier les façons de pratiquer notre métier. Parallèlement, les grandes sociétés et marques chinoises ont fini de consolider leur place sur leur marché local protégé et se lancent maintenant à l'assaut du reste du monde. Il y a cinq ans vous n'aviez peut-être jamais entendu parler de Huawei, Alibaba ou Wechat. Maintenant, si vous passez quelques jours à Shanghai ou Shenzhen, vous constatez que tout ce qui se fait en occident en matière de développement de l'e-commerce, de services mobiles, d'interactions sociales, emboîte en fait le pas de ces acteurs. Imaginez ce que cela signifie pour nos marchés dans quinze ans. Notre métier va devoir aussi s'adapter à cette disruption culturelle.