Big Data : le défi de la culture client !

Selon les estimations, le volume de données disponibles pour les managers double environ tous les 1,5 ans (McKinsey, 2012). Il n’est par conséquent pas surprenant que la plupart des entreprises aient investi, parfois massivement, pour se doter de méthodes et d’outils capables de collecter, de stocker et d’analyser de gros volumes de données. Selon une étude menée par Gartner (2015) auprès de 437 entreprises, 75% ont investi ou envisagent d’investir dans les Big Data dans les deux prochaines années. L’hypothèse sous-jacente est que les données massives devraient améliorer la qualité des décisions, et donc la performance des entreprises, en raison du volume, de la variété et de la vitesse de ces données (le modèle « 3 V »).

La réalité semble sensiblement différente. Si certaines entreprises comme Amazon ou Google ont en effet bâti une partie de leur succès sur l’exploitation des Big Data, McKinsey (2015), sur la base d’une étude auprès de senior managers, montre que la plupart se disent en réalité peu satisfaits des gains de revenu ou de coût permis par les données massives : inférieurs à 1% pour les trois quarts des managers interrogés. Gartner fait un constat similaire. Parmi leur échantillon de 437 entreprises, 43% de celles qui envisagent d’investir et 38% de celles qui ont déjà investi dans les Big Data ne sont pas certaines de la rentabilité de leurs investissements. Ce constat est très surprenant, et soulève à notre sens une question qui est essentielle au regard des investissements consentis : à quelles conditions les Big Data peuvent-elles apporter le surcroît de performance espéré ?

Des données sont dites « massives » à deux conditions : si le nombre d’observations disponibles est très élevé et si le nombre de variables qui caractérisent chaque observation est, lui aussi, très élevé. La conséquence est immédiate : les Big Data posent un challenge qui est d’abord technique, et l’impact des Big Data sur la performance d’une entreprise dépendra, pour partie, de sa capacité à collecter, à stocker, à partager, à analyser et à sécuriser de manière efficace de gros volumes de données. Ce premier challenge peut être relevé par l’utilisation d’outils adaptés (une présentation des différents outils disponibles peut être trouvée dans la synthèse récente de Chen et Zhang, 2014).

Mais les Big Data posent un autre challenge, qui nous paraît, lui, plus difficile à relever, et qui est cependant critique pour la bonne exploitation des Big Data. Comme l’affirmait récemment Gérard Danaguezian dans un dossier sur les Big Data publié par Survey Magazine : grâce aux données massives, « beaucoup de secteurs d’activité ont désormais accès à une information quasi-exhaustive ». La conséquence est que « l’approche statistique habituelle pour établir la significativité d’un effet est peu susceptible d’être efficace, parce que l’immense volume de données disponible signifie que presque tout est significatif » (George, Haas et Pentland, 2014), ce qui augmente le risque d’obtenir de « fausses » corrélations entre les variables, et, par conséquent, de prendre de « fausses » décisions. Ceci est très paradoxal, puisque l’un des attraits des Big Data pour les entreprises, et qui justifie sans doute les investissements massifs observés, est de pouvoir prendre, précisément, de meilleures décisions. La conséquence est qu’au-delà de la bonne utilisation de techniques adaptées le prochain dé pour générer de l’intelligence à partir des données massives est double : il est à la fois, comme nous allons le voir, théorique et culturel.

Challenge théorique d’abord. Le défi posé aux entreprises, mais aussi au monde académique, est de pouvoir dépasser les modèles corrélationnels pour explorer les modèles de causalité, ce qui rend alors la théorie essentielle pour exploiter de manière efficace les Big Data et pour rentabiliser les investissements consentis. C’est la théorie qui permet, parmi un ensemble de corrélations, d’identifier celles qui sont le signe d’une causalité, et c’est donc la théorie qui fournit la carte pour naviguer efficacement dans un vaste espace de données. Pour paraphraser Kurt Lewin : rien n’est plus utile qu’une bonne théorie pour exploiter les Big Data ! A notre sens, ce constat devrait renforcer l’intérêt de collaborations étroites entre managers et monde académique, dont il a été démontré par ailleurs qu’elles permettaient, par exemple, de stimuler durablement l’innovation des entreprises (Laursen et Salter, 2006).

Challenge culturel ensuite. « La culture mange la stratégie au petit-déjeuner et la technologie au déjeuner », disait Peter Drucker. Si la théorie fournit la carte, la culture fournit la boussole. Comment une entreprise peut-elle implémenter une culture propice à l’utilisation efficace des Big Data afin d’améliorer durablement sa performance ? Prenons l’exemple de l’exploitation des Big Data pour stimuler durablement l’innovation de l’entreprise. Pour assurer leur croissance à long terme, l’un des challenges que doivent relever les entreprises est de pouvoir innover durablement (Gatignon, Gotteland et Haon, 2015). L’une des manières d’y parvenir est de générer, de manière continue, des opportunités d’innovation. Pour faciliter la génération de nombreuses et de bonnes idées de nouveaux produits ou de nouveaux services, les entreprises recourent de plus en plus fréquemment aux méthodes de l’open innovation, notamment aux techniques de crowdsourcing. Il n’est pas rare que les managers en charge de l’innovation doivent alors sélectionner, parmi des milliers d’idées, celles qui poursuivront leur développement. A titre d’exemple, IBM organise régulièrement un « Innovation Jam » qui implique plus de 150.000 participants et qui permet de produire plusieurs dizaines de milliers d’idées de nouveaux produits ou de nouveaux services.

Mais pour sélectionner efficacement les bonnes opportunités d’innovation parmi un ensemble aussi grand, une culture client est indispensable. C’est en effet la culture qui oriente les comportements dans l’organisation, et plusieurs études ont démontré que c’est la culture qui permet d’influencer la manière dont les collaborateurs vont utiliser l’information, notamment l’information de marché (Homburg et Pfiesser, 2000). Les collaborateurs d’Apple savent ainsi où se diriger dans le vaste espace d’opportunités d’innovation offert par les techniques de crowdsourcing. Ils savent quels types d’idées doivent être sélectionnées parmi plusieurs milliers (celles qui seront perçues comme plus originales et plus utiles par les clients), parce qu’Apple a su développer une forte culture d’orientation clients en interne : « lorsque nous créons tous nos produits, nous nous concentrons sur l’enrichissement de la vie des gens », affirmait Tim Cook, CEO, à Businessweek le 6 décembre 2012.

Heureusement, une entreprise qui serait peu orientée client n’est pas nécessairement condamnée à le rester. Elle peut devenir davantage orientée marché si elle le décide, grâce à un processus de transformation culturelle. Les dirigeants, à l’exemple de Tim Cook, ont un rôle essentiel à jouer dans ce processus. Ce sont eux, en effet, qui décident de transformer la culture de leur entreprise pour la rendre davantage orientée marché, qui mettent en place les processus et les ressources nécessaires à la transformation culturelle à long terme de leur entreprise, qui décident des mécanismes incitatifs, notamment du système de récompenses, et qui, finalement, servent de référence à l’ensemble de l’organisation.

C’est sans doute de cette manière que l’entreprise pourra exploiter efficacement toute l’intelligence contenue dans les Big Data : en disposant des cartes (les théories) et boussole (la culture d’orientation client) nécessaires à une navigation assurée dans le vaste espace d’opportunités créé par les données massives.