L’année 2020 : une adaptation nécessaire

L’année 2020 : une adaptation nécessaire

Analyse de l’année 2020 : comment le plus connu des instituts d’études en France et dans le monde s’est adapté à la situation ? Quelles approches résilientes ont été mises en place pour continuer à accompagner les clients ? Rencontre avec Valérie Anne Paglia, DG d’Ipsos UU* (* UU pour Understanding Unlimited), la Service Line Etudes qualitatives d’Ipsos à Paris.

Survey-Mag : Quels outils d'études avez-vous déployés lors de la période de confinement ?

Valérie-Anne Paglia : Le mot clé a été la « résilience ». La résilience, c’est cette capacité à résister à une épreuve brutale et à en tirer parti pour se renforcer. Comme pour beaucoup de secteurs, il a fallu en une semaine trouver des méthodes de substitution pour les études menées en présentiel. Même si le on line est déjà très répandu dans les études depuis plus de dix ans, la crise du Covid a accéléré la digitalisation des outils et a permis d’être inventif sur des méthodes qu’on pensait uniquement réalisables en Face to Face. Les tests de produits, par exemple, sont passés des salles à des enquêtes à distance et « sans contact » ; les Lab Quali Quanti, qui évaluent des publicités en une journée, ont intégralement basculé on line ; l’ethnographie, la plus empathique des méthodes et la plus immergée dans la vraie vie, est devenue elle aussi « Digitale », les gens se filmant et étant interviewés à distance par des anthropologues sur leurs pratiques. Même les Workshops sont devenus virtuels, ce qui paraissait peu envisageable auparavant.

Survey-Mag : Qu'en est-il du côté des modes de collecte de données ?

Valérie-Anne Paglia : Techniquement au niveau des modes de collecte, cette crise a donné un coup d’accélérateur à des mutations déjà amorcées. Pour le qualitatif que je connais bien, le focus groupe classique en présentiel qui représentait 80% de notre activité il y a 10 ans a vu soufflé le vent de la Covid : il était déjà fortement challengé avant car perçu comme trop ‘artificiel’ et sa régression était déjà amorcée . Mais clairement, la crise a amplifié ce mouvement : il représente désormais moins de 20% de nos terrains au profit de méthodes hybrides et digitalisées : journaux de vie sur mobile, tchat en ligne, communautés avec du design thinking embarqué, vidéo interaction (groupes en ligne de 5/6 personnes)…etc.

Les Communautés on line ont fortement bénéficié de cette crise, avec une progression de 75% par rapport à l’année dernière chez Ipsos France. Elles permettent d’engager un dialogue longitudinal pendant plusieurs semaines avec des consommateurs en faisant à la fois de la remontée d’insights, du test quali et quanti et de la co création, ce qui les rend très souples et appropriées à la période. D’ailleurs, pendant le confinement, nous avons lancé une communauté en ligne appelée #Home pour analyser le vécu de 300 Français répartis sur tout le territoire. Cela a été un observatoire incroyable de leurs pratiques sur tous les domaines : leurs interactions sociales, leur rapport à la cuisine, à la beauté, aux médias, à la santé, à l’argent… Nous l’avons d’ailleurs pérennisée pour pouvoir mener des petites études au gré des besoins de nos clients.

Survey-Mag : L'année 2020 a été vécue de façon similaire dans le monde entier (propagation du virus, période de confinement...). Pouvez-vous nous en dire plus sur le dispositif mondial d'étude lancé par Ipsos ?

Valérie-Anne Paglia : C’est vrai qu’avoir 4 milliards d’humains confinés à peu près sur la même période a été une expérience absolument inédite. On a déployé plusieurs dispositifs au niveau international pour trouver des clés de compréhension à la crise : du Thought Leadership avec Signals, un Digest bi mensuel de toutes les études publiées sur la crise avec des points de vue d’experts ; un dispositif d’écoute des conversations online multipays sur la Covid avec Synthesio, notre filiale de Social Listening ; un Tracker hebdomadaire sur 14 pays pour comprendre l’évolution de l’opinion et les changements de comportements face à la pandémie. Nous avons complété ces gros dispositifs par des approches plus’ micro’ pour analyser les ressentis individuels pendant le confinement : nos communautés online, mais aussi de l’Ethnographie avec Covid Watch, un observatoire qui nous a permis de suivre pendant 2 mois le vécu de confinés en France, aux US, au UK, en Chine, en Russie. L’idée était d’apporter des clés de décryptage plurielles sur les perceptions et comportements des consommateurs / citoyens pendant la pandémie en lien avec le positionnement de Total Understanding d’Ipsos.

Survey-Mag : Peut-on voir l’apparition de biais dans les études liés au contexte ? Si oui, comment les éviter ?

Valérie-Anne Paglia : Je préfère le terme ‘d‘effets’ à celui de biais qui a une connotation négative. Il est évident que le contexte a eu des effets à de nombreux niveaux. Déjà, sur le type d’études qu’on a menées pendant le confinement. Les études que l’on a pu faire facilement, c’est tout ce qui est test ou narratif (on se raconte) ; ce qui a été plus compliqué, c’est les études avec une dimension sensorielle ; mais on a finalement réussi à trouver des substituts en testant des produits à distance, avec des consommateurs qui les essayaient à domicile et nous faisaient leur retour d’expérience par entretien vidéo. La période nous a rendus, nous et nos clients, plus audacieux & agiles pour essayer de nouvelles façons de faire. Il a eu des effets aussi sur le mode d’interaction induit par le digital : là encore, pour parler de ce que je connais bien, passer d’un focus groupe présentiel avec 8 personnes échangeant des idées autour d’une table à un groupe sur Teams ou Zoom impacte le mode d’échanges : en face à face , on rebondit de façon spontanée sur les idées de l’autre, les conversations se superposent, au risque de créer parfois un joyeux brouhaha. Quand on passe online, la fluidité est différente dans le passage de parole et les communications sont séquencées au lieu d’être ‘en tuilage’. Cela fait qu’on ne peut pas transposer littéralement les méthodes mais on doit les adapter : les groupes durent moins longtemps et se limitent à 6 personnes pour laisser assez de place à chacun pour s’exprimer.

Il y a aussi des effets évidents sur les opinions exprimées. Pendant le confinement par exemple, on nous disait que la crise sanitaire permettrait de redevenir « synchrone » avec le monde, de prendre conscience des dégâts du consumérisme, de se rapprocher d'un idéal environnemental, de privilégier la « décroissance ». Mais on a vu la réalité des comportements : par peur de la contamination dans les transports publics et eu égard aux primes gouvernementales, les ventes de voitures neuves ont progressé de 1,2% en juin et de 3,9% en France, sans oublier le marché de l’occasion en progression constante. Tout cela pour dire que la période a évidemment favorisé des opinions paradoxales, des écarts entre le ‘Say’, qui est clé pour comprendre les aspirations et le ‘Do’, qui viennent les nuancer au regard des comportements. C’est une des raisons pour lesquelles les communautés online immersives sont parfaites pour explorer les tensions entre le déclaratif (qui répète souvent ce qui a médiatisé), les motivations profondes (la peur, par exemple) et les contradictions entre les deux. Et, parce qu’elles fonctionnent sur un temps long (plusieurs mois), ces communautés on line suivent les évolutions en fonction de l’actualité, stress, relâchement, nouvelles restrictions, etc., qui influencent et conditionnent les réactions.

Un dernier aspect que j’aimerais souligner par rapport à votre question sur les biais. La crise est tellement massive qu’elle nous oblige à revisiter complêtement une partie de nos comportements (nouveaux rites de salutations, gestes barrières…). On s’appuie beaucoup sur les Behavioral Sciences chez Ipsos pour analyser ces changements de comportements et aider nos clients à trouver des mécanismes d’intervention pertinents.

Survey-Mag : Quelles sont les principales questions de vos clients en cette année 2020 si particulière ?

Valérie-Anne Paglia : Il y a encore deux mois, beaucoup s’interrogeaient sur le « monde d’après ». Aujourd’hui, il est clair que le « monde d’après » n’existe pas au sens idéologique ou philosophique du terme. Ceux qui n’aimaient ni la mondialisation ni notre modèle de consommation sont encore plus convaincus et revendiquent des formes de décroissance, les autres ne se posent pas autant de questions. Cette crise a vérifié le fameux biais de confirmation selon lequel on va chercher dans un phénomène des arguments pour conforter ses idées de départ. Le monde d’après, c’est le plus souvent le retour au monde d’avant : on le voit en Chine, où la Golden Week, la fête nationale de huit jours, a été un franc succès. Le tourisme (courts séjours dans les villes voisines et voyages intérieurs long-courriers) a explosé, avec 550 millions de voyageurs. A Wuhan, il y a même 40% de visiteurs de plus que l’année dernière, la fréquentation des bars, des boîtes de nuit et des restaurants est exponentielle.

Cela étant, si les grands paradigmes demeurent, on note dans nos enquêtes des déplacements d’opinions qui semblent durables (demande de protection vs un monde plus menaçant, attrait pour des modes de travail hybrides avec la montée en puissance du télétravail…). Le grand sujet, c’est de savoir ce qui se transforme dans les comportements pour des raisons conjoncturelles et ce qui s’installera et structurera durablement les usages. Qu'est-ce qui va revenir « à la normale » du monde d’avant ? Qu’est-ce qui ne sera plus jamais comme avant ? Qu’est-ce qui change à cause de contraintes et de restrictions ? Qu’est-ce qui évolue pour des raisons réellement personnelles, parce que d’autres priorités ou d’autres valeurs se sont imposées ?

Comprendre ce qui est de l'ordre du fantasme et de la réalité, c’est la condition pour ne pas se faire d’illusion sur « le monde d’après », surtout dans un contexte où la séquence covid-19 est loin d’être terminée et où les comportements sont beaucoup plus subis que vraiment choisis.

Survey-Mag : Et les études dans tout ça ?

Leur rôle dans cette période étrange est essentiel. Au risque de forcer la métaphore, ne pas faire d’études dans cette période, c’est comme conduire sans phare dans la nuit. La société est ébranlée par ce phénomène total, y compris sur le plan psychologique avec le retour de notions oubliées : les risques, notre vulnérabilité humaine, la mort… que la « modernité » avait cru pouvoir ranger dans une boîte. Cela crée un premier brouillage parce que nous croulons sous le poids d’informations multiples et contradictoires sur la covid-19.

Le second brouillage, indépendamment de la pandémie, vient de la prolifération continuelle de données sur absolument tous les types de sujets, politiques, sociaux, publicitaires, marketing, médias, etc.

Il faut donc savoir faire le tri, contrôler, interpréter et analyser la data pour aider à la prise de décision des entreprises et des marques, à court et long terme. C’est la raison d’être de notre métier et des études de marché par enquête, comme le rappelle Didier Truchot, fondateur et président d'Ipsos : dans ce contexte instable, il faut réduire les zones d'incertitudes avec des données parfaitement sûres.

C’est notre responsabilité d’hommes et de femmes d'études : générer de la donnée fiable et la mettre en perspective pour prendre des décisions éclairées.