Hors-Série IA 2020

L'apport des nouvelles technologies pour la connaissance client dans le domaine du Luxe

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Technologie et savoir-faire semblent deux concepts que tout oppose. À la froideur chirurgicale d'un outil aux performances optimisées, l'on pourrait en première approche opposer le know-how artisanal, l'héritage, chers aux maisons de luxe. C'est sans compter sur l'effet levier offert par ces mêmes nouvelles technologies, qu'elles soient totalement digitales ou d'autres natures, et dans l'éventail des solutions novatrices qu'elles apportent aux créateurs dans toute la durée des processus de créations et de fabrications. L'hyper cartésianisme des solutions digitales peut réussir à préserver les émotions du consommateur, amplifier la connaissance client sur des domaines proches des sciences cognitives, du comportement, voire de la physiologie.

Ce mouvement de fond a sans doute trouvé ses racines dans les progrès affichés par les industries de l'hôtellerie, automobiles et aéronautiques. De la digitalisation des stocks et des processus de fabrication, ces industries sont passées à des domaines relevant de l'ergonomie, de la médecine, de l'esthétique, pour aboutir à des objets « de luxe » tant ils peuvent ainsi s'enrichir pour délivrer des services hédoniques ou épicuriens, ce « supplément d'âme » cher à Christian Blanckaert qui permet à un produit ou un service de sublimer sa seule fonction d'usage afin de lui conférer cette facette recherchée de luxe

Le Groupe Dassault, avec plus particulièrement sa filiale Dassault Systèmes, a su très rapidement transférer ses solutions logicielles et technologiques 3D issues de l'aéronautique pure, à des industries telles que la joaillerie et l'horlogerie. Ses applications CATIA, SolidWorks, SIMULIA et DELMIA, sa plate-forme virtuelle ENOVIA ou encore ses services universels 3DVIA, 3DSwYm et EXALEAD représentent autant de possibilités pertinentes de conception produits ou de connaissance client, avec une place conséquente accordée à la réalité augmentée. Le produit magnifié jusqu'à la communication finale l'est autant pour des raisons intrinsèques dudit produit, que pour des raisons de cahiers des charges ou encore pour des raisons de feedback vérifiée a priori chez les consommateurs et en amont des vagues de communication. Le séminaire Dassault Fashion Lab « Deepdive into a luxury universe » où nous étions intervenus traçait cette voie. Changer une couleur de pierre précieuse ne se résume pas à un jeu stérile, mais devient ainsi une capacité à mieux appréhender les tendances, anticiper sur les cycles de vie d'un marché, afin d'éviter le cannibalisme d'un luxe nécessairement d'avant-garde et de plus en plus innovant, par un mass market dont l'évolution croit de manière entropique. Concevoir une montre de prestige en 3D simplifie les productions sans pour autant rendre l'objet banal, et permet de glisser de la montre de statut social vers des niches de plus en plus restreintes, pour initiés et connaisseurs garantissant un noyau dur de fidèles, qui permettent la défense du territoire de marque et de ses incrémentations. Une montre Richard Mille définit l'ultra performance de référence d'un marché dans son intégralité, trace la voie vers laquelle les consommateurs vont glisser et ainsi provoquer chez les autres marques ce même besoin crucial de solutions technologiques affinées. Voir revenir sur le devant de la scène la marque chinoise Fiyta avec l'Extreme 3D, distinguée au concours international de design Red Dot Design Awards, procède de ce mouvement à accélération centrale, de ce mimétisme girardien préexistant chez le consommateur… à qui Rafael Nadal ou Felipe Massa ont transmis le virus de la connaissance croissante de produits sophistiqués. Il en va de même pour la définition d'un nouveau vêtement, de son tombé et de la découpe d'une peau ou d'un cuir exotique, avec la quête systématique de la multi sensorialité chère à Kawabata qui permettra de mieux satisfaire la quête de l'émotion, une meilleure maîtrise du Customer Journey et de la valeur accordée aux deux piliers de l'acte d'achat : la possession et l'émotion expérientielle.

Le monde de la cosmétique où la concurrence est de plus en plus forte, bénéficie lui aussi de l'apport des nouvelles technologies. Les deux problèmes majeurs résident dans la connaissance optimale du client afin de minimiser les risques et de rester compétitif lors de la mise sur le marché d'un nouveau produit, mais également de toujours proposer des idées innovantes afin d'éviter d'affronter le cycle infernal de la « déséduction ». Les tests cliniques actuels, a fortiori depuis l'interdiction des tests animaux, n'ont plus rien à envier aux tests pharmaceutiques, et la digitalisation de ceux-ci par tous les instruments analytiques contemporains existants fournit une multitude de données précieuses et dont nul dermatologue n'aurait rêvé il y a une dizaine d'années.

Le smart data est donc devenu au cours de cette période, un formidable outil marketing indispensable tant il permet de connaître goûts et envies des consommateurs, tout en restant à l'affût des nouvelles tendances et de l'évolution des habitudes de consommations et des glissements sociétaux. RFID, QR codes catalysent ce marketing prédictif et autorisent un profiling complet des clients, réduisant drastiquement le risque de la mise sur le marché d'un nouveau produit ainsi que de récolter les différents feedbacks sur les produits : le bespoke remplace le sur-mesure… (Note de la rédaction : Le terme bespoke est ancien et provient d'Angleterre. Savile Row, aussi connue sous le nom de The Row ou The Golden Mile, est l'adresse mondialement connue pour ses costumes sur mesure — ou bespoke qui est le terme anglais désignant le contrat implicite entre le tailleur et son client ainsi que le processus de fabrication. Le bespoke s'apparente donc à une œuvre d'art sur commande cocréée par le client et l'artisan, alors promu artiste).

Les réseaux sociaux tels que WeChat et Twitter jouent donc un rôle majeur dans la stratégie marketing en cosmétique, sans doute encore davantage que dans les autres domaines d'activité du luxe, car ils permettent avant tout de fidéliser le consommateur en créant un lien de proximité avec la marque tout en offrant la possibilité d'enrichir les données complètes de la clientèle concernée. Toutes ces informations permettent donc de créer de nouveaux concepts de cosmétique et de communication basés sur les besoins inavoués du consommateur en complétant ceux exprimés par les panels qualitatifs. C'est le cas de la marque Codage Paris qui propose des soins de beauté sur mesure, conçus pour cibler les besoins spécifiques les plus pointus du client.

Dans le même état d'esprit, les récentes avancées scientifiques ont eu un effet considérable ces dernières années en cosmétique, car elles ont permis de créer de nouveaux ingrédients inédits toujours plus performants. Les nouvelles technologies telles que le Dermoscan, l'amélioration des modèles de peaux synthétiques, de la numérisation 3D, permettent de créer des modèles de plus en plus fiables du comportement des différents ingrédients du produit sur le consommateur. Il n'est donc pas rare de voir des marques telles que SilXpert ou Eytelia communiquer sur la crédibilité scientifique des ingrédients utilisés même lorsque ceux-ci sont aussi novateurs que le silicium organique, un ingrédient oublié depuis les Aztèques. La nouveauté de la famille de principes actifs suppose des démonstrations fines, ultra sophistiquée tant en termes de chimie analytique que dans l'élaboration des fragrances et des tests sensoriels où la digitalisation œuvre en parallèle à la méthodologie des plans d'expérience. Le dilemme réside dans le savant dosage entre technologie, digitalisation et « luxe inné », tant le produit achevé peut paraître assisté et élaboré à l'opposé des processus de création ex nihilo et artisanaux… Il semble que certains domaines du luxe (aviation, horlogerie, industrie automobile…) aient résolument passé la ligne verte de l'aveu de l'aide de la technologie, alors que d'autres (cuirs, fragrances, cosmétiques, haute couture…) ne l'osent encore… alors que la digitalisation fait bien partie du goodwill, du know-how, de cette consolidation des immatériels constitutifs de l'ADN d'une marque de luxe.

Parmi les récentes avancées prometteuses, et en combinant média sociaux, intelligence artificielle et solutions numériques, la très prometteuse start-up Heuritech propose aux marques de luxe et de mode de mieux comprendre, décrypter et capturer les tendances clients et produits qui émergent des images des réseaux sociaux, de les rendre directement disponibles et utilisables pour les équipes marketing des marques concernées et leur permettre de disposer de présentations clefs en main à l'issue des recherches effectuées : un véritable outil automatique de collecte, gestion et rapport de données.

Deep learning, robotique évolutionniste, influence des pressions de sélection sur l'émergence des formes de mémoire autant de nouveaux concepts qui viennent à point nommé dépoussiérer le marketing des besoins et dessiner celui des rêves.…

« Nous analysons les réseaux sociaux pour aider une marque à savoir si son produit a du succès à travers le monde, ou si sa campagne de publicité a cartonné », clame Tony Pinville lauréat du prix LVMH Innovation Award… Et il a raison… tant l'analyse digitale des comportements permet d'affiner les prédictions.

Pour certaines marques de mode, le travail en amont sur l'aide à la détection de tendance vient compléter le travail traditionnel des trends spotters et l'automatisme de la digitalisation s'estompe grâce aux différents paramètres optimisés définis par les valeurs intrinsèques de la marque, ces « core values » essentielles.

Avec une clientèle de plus en plus « geek », où les millennials devenus majoritaires recherchent concepts et produits novateurs, les nouvelles technologies prennent donc une place de plus en plus importante dans l'aménagement du point de vente et des différents circuits de distribution. Si l'attrait et la force du flagship ou de la boutique physique sont toujours présents, l'essor des boutiques en ligne en accélère les rythmes de vie et les popup illustrent cette évolution synchronisée. La boutique SmartScreen de Burberry est un par fait exemple de l'utilisation du digital non plus seulement comme un canal de vente mais avant tout comme un atout différenciant de son réseau physique, la véritable symbiose homéostatique multi canaux. Et de la conception, à la communication finale en passant par l'aménagement du point de vente, l'intégralité du cycle de vie des produits et services se trouve donc « digitalisée » afin que l'impact sur les consommateurs soit optimisé en même temps que la connaissance de ceux-ci se trouve enrichie et départie des biais traditionnels.

L'impressionnant défilé holographique en 4 D organisé par Ralph Lauren lors de la Fashion Week de New York une projection holographique spectaculaire fin 2014 permet de créer le Buzz, de vérfier sa cinétique de diffusion en avalanche, tout en créant un nouvel univers de marque, en transcendant la rhéobase du consommateur, et en enregistrant ses modifications comportementales. Il en est même dans le cas du concept Gina chez BMW.

Nous avions déjà annoncé à l'occasion d'un colloque organisé par Wharton (Trends in digital luxury article white paper ; Online Luxury Retailing: Leveraging digital opportunities and how digital technology can complement, enhance, and differentiate the luxury experience) cette nécessité de l'analyse fine des feedbacks consommateurs.

Du côté de l'aide à la décision d'achat, les applications conçues pour surfaces d'écran tactile peuvent être utiles pour améliorer l'expérience sensorielle tactile des consommateurs qui attendent et apprécient cette distance même si celle-ci peut nuire à la fonctionnalité du produit et à l'expérience de vente au détail. Pour exemple, le mauvais traitement par les vendeurs dans les boutiques de luxe peut réellement motiver les consommateurs à dépenser plus d'argent pour prouver leur estime de soi (Ward et Dahl 2014). De même, la distance sociale que les fournisseurs de services (conseillers financiers) créent avec les consommateurs à travers leurs propres écrans de luxe stimule la perception des compétences des fournisseurs de services et des consommateurs volonté de faire affaire avec eux (Scott, Mende, et Bolton 2013). Alors que les environnements physiques de vente au détail aident les entreprises à maintenir cette aura de mystique,de compétence , d'inaccessibilité, l'environnement en ligne peut faire disparaître ces barrières, réduisant ainsi la perception des consommateurs de la nécessaire distance à la marque de luxe, y engendrant la frustration et l'acte d'achat en réaction à celle-ci.

Les entreprises de luxe recherchent de nouveaux moyens d'affirmer l'exclusivité de leurs produits dans l'environnement en ligne. L'utilisation par Vanquish, l'habilleur de luxe japonais, de cintres intelligents se présente comme un véritable outil d'amélioration de la performance, en permettant l'analyse du nombre de like en actualisation permanente, et le classement par les vendeurs par ordre de popularité tout en optimisant la pertinence des conseils et améliorant l'échange et le retour qualitatif des comportements et en réinventant le merchandising.

Enfin, les derniers exemples d'identifications des goûts des consommateurs, les mises au point d'instruments méthodologiques à partir des techniques d'évaluation sensorielle sont omniprésentes en parfumerie, œnologie, définition des natures des fibres, amplifiés par le glissement vers la sustainability amplifient l'idée selon laquelle le digital de demain sera grâce aux consommateurs poly sensoriel… et de luxe.