Dernier numéro de Survey Magazine

La "prime à l'affectif" en B to B

Étude qualitative et mesure multi-méthode des réactions affectives

Relations en B to B

De nombreuses recherches académiques et un nombre croissant de cabinets d'études ont mis en évidence l'importance des facteurs affectifs dans le processus de décision du consommateur. Cependant, en relations Business to Business, la place des émotions reste encore implicite et les recherches en BtoB sur l'affectif sont très insuffisantes. Cette carence est due en grande partie aux difficultés d'opérationnalisation de l'affectif en marketing. L'affectif se prête mal à la mesure. Il occupe pourtant une place prépondérante dans les relations business to business. Ce n'est pas une surprise dans la mesure où une relation business to business n'est in fine que la relation de deux personnes physiques appartenant à deux organisations. En relations B2B, un des acteurs privilégiés qui joue le rôle d'interface entre deux organisations est sans nul doute le commercial.

POURQUOI MESURER LES ÉMOTIONS ?

Les émotions intéressent particulièrement les entreprises, leur mesure est donc devenue un vrai sujet au sein des cabinets d'étude spécialisés et même généralistes. La promesse d'une meilleure compréhension des mécanismes de persuasion et de mémorisation explique cet engouement. Rappelons que c'est sous l'impulsion de Zajonc (1980) puis de Zajonc et Markus (1982) que l'importance des facteurs affectifs par rapport aux facteurs cognitifs fut soulignée.

LE NOUVEAU GRAAL : LE JUGEMENT AFFECTIF… CAR SOUVENT IRRÉVOCABLE, PLUS TRANCHÉ ET PLUS DURABLE

Les appréciations affectives sont ainsi émises avec plus de confiance que les appréciations cognitives, et sont souvent bien plus tranchées. Il apparaît que le jugement affectif est souvent irrévocable. Contrairement au jugement cognitif qui est amené à évoluer, le jugement affectif est beaucoup plus difficile à modifier. L'affectif se caractérise donc par un double caractère fort et permanent. L'affectif persiste même après une complète invalidation de sa base cognitive. Autre point particulièrement intéressant, l'affectif peut permettre au consommateur de réaliser des discriminations entre plusieurs alternatives dont les attributs objectifs (fonctionnels ou utilitaires) sont similaires. À l'heure de l'hyper segmentation et de l'hyper spécialisation, le client a de plus en plus de mal à percevoir des différences objectives entre les marques. En l'absence de véritables offres différenciantes, la capacité du commercial à créer un climat de confiance et de proximité avec l'acheteur est essentielle. La composante affective de la relation client / commercial est donc prépondérante, et complémentaire de notions qui relèvent de la sphère évaluative (comme le professionnalisme du partenaire). Cognitif et affectif se nourrissent plus que ne s'opposent. On comprend mieux alors tout l'intérêt de mesurer les émotions.

MESURE DES RÉACTIONS AFFECTIVES

Parmi l'ensemble des méthodes de mesure des émotions, trois grands types de mesures sont particulièrement usitées aujourd'hui : mesures du rythme ou de la variabilité cardiaque, mesure des micro-expressions du visage et enfin mesure de l'activité électro-dermale (EDA).

Prise seule, la mesure des variations de la fréquence cardiaque n'est pas toujours adaptée aux études marketing. La majorité des stimuli présentés aux interviewés sont ce qu'on peut appeler des « soft stimuli » : simple visuel d'une annonce presse, publicité TV, landing page, etc. Ce type de stimuli se prête mal aux variations de fréquence cardiaque car les émotions qu'ils déclenchent sont souvent trop faibles. A contrario une vidéo très impactante à fort caractère émotionnel (type « buzz ») peut néanmoins déclencher des réactions affectives significatives). De la même façon, lors d'entretiens qualitatifs où l'on demande à l'interviewé de se projeter ou d'émettre un avis sur un objet attitudinal sensible, le rythme cardiaque peut se révéler un marqueur physiologique satisfaisant d'une réaction affective. Récemment des progrès ont été réalisés grâce à des analyses plus fines de la variabilité cardiaque (via électrocardiogramme) des personnes exposées à un stimulus mais leur pertinence / fiabilité reste à confirmer.

Dans une même optique, le recours à l'analyse des micro-expressions du visage, introduit par le professeur Paul Ekman à la fin des années 70, a fait de nombreux adeptes. Ce type de décodage des émotions est certes séduisant (notamment avec les progrès spectaculaires de la reconnaissance faciale) mais il reste controversé. Les six émotions universelles (tristesse, joie, colère, peur, dégoût, surprise) ne répondraient pas si clairement à des codes universels. La psychologue Anna Tcherkassof explique ainsi que le décodage de nos émotions s'avère beaucoup plus ambigüe que prévu. Elle cite pour exemple le terme « tristesse » qui n'existe pas à Tahiti, les tahitiens exprimant plutôt de la lassitude. Un algorithme ne pourra donc probablement jamais prendre en compte le contexte spécifique de cette île du Pacifique…

Enfin, l'Activité Électro-Dermale (EDA), plus connue sous le vocable conductance cutanée, est très certainement la mesure la plus répandue, notamment en psychologie et plus récemment en marketing. De nombreuses recherches et cabinets d'études s'appuient sur l'EDA comme indicateur d'un épisode émotionnel. Mais comme le souligne Droulers, Lajante et Lacoste-Badie (2013), la mesure de l'EDA souffre, comme souvent avec les méthodes neuro-scientifiques, d'une éludation trop rapide des contraintes de traitement et de quantification du signal (alors que l'enre-gistrement est beaucoup plus « simple »).

POUR UNE APPROCHE MULTI-MÉTHODE DES RÉACTIONS AFFECTIVES

Dès la fin des années 90, Derbaix et Pham recommandent une approche multi-méthode des réactions affectives : méthodes psychobiologiques (rythme cardiaque, pression cardiaque, électro-encéphalogramme, réactions électrodermales…), méthodes d'observation des comportements moteur (expressions vocales ou faciales, mouvements corporels…) et méthodes subjectives (non verbales : presser un bouton, choisir un dessin, et verbales : échelle sémantique différentielle). L'approche multi-méthode doit aujourd'hui être privilégiée car elle permet d'appréhender simultanément les trois composantes des réactions affectives : physiologique, expressive et verbale.

- mesures psychobiologiques : fréquence cardiaque et activité électrodermale
- mesures expressives : mouvements du corps et expressions du visage
- mesures verbales : discours et retranscription verbale écrite

Lors du Congrès de l'Association Française du Marketing de Brest de 2012, nous avions introduit à travers une vidéographie une première étude exploratoire de mesure multi-méthode des réactions affectives en business to business. L'engouement de ces dernières années dans la prise en compte des émotions donne un nouvel écho à cette étude exploratoire. Concernant les mesures physiologiques, et tout spécialement la mesure de l'activité électrodermale (un grand merci à Catherine Pons et Olivier Stücker de Biopac France – Cerom), nous avions suivi les recommandations de Dawson (le niveau tonique de base des interviewés était compris dans l'intervalle typique cité par Dawson, Schell et Filion, entre 2 et 20 μS), Schell et Filion (2000) parues dans le Handbook of Psychophysiology (Cacioppo, Tassinary et Berntson, 2000). Nous avions ainsi marqué – au fur et à mesure de l'interview - les événements critiques (principalement nos questions) à l'aide de marqueurs, pour ensuite analyser les réponses électrodermales provoquées par nos stimuli. Les entretiens (de 30 à 45 mn) s'étaient déroulés en face à face sous la forme d'entretiens semi-directifs filmés. L'originalité de cette étude résidait dans la mesure simultanée des trois composantes des réactions affectives : physiologiques, expressives et expérientielles. L'analyse des entretiens réalisés met en évidence la notion de « prime à l'affectif ». Cette prime à l'affectif s'exprime principalement à travers trois dimensions : temporelle, tolérance et confiance. Revenons sur les principaux enseignements de cette étude.

Exemples réactions émotionnelles

« L'ENTREPRISE ON NE LES CONNAIT PAS… POUR NOUS L'ENTREPRISE C'EST LE COMMERCIAL ! »

Cette phrase résume à elle seule toute la difficulté des relations Business to Business, tout en mettant en avant l'importance des commerciaux, représentants, techniciens, … qui, sur le terrain, sont au jour le jour en contact direct avec leurs clients.

Même les profils psychologiques très rationnels (exemple d'un garagiste faisant partie des interviewés), pour qui le professionnalisme est primordial, accordent une importance toute particulière à la dimension affective de la relation qui les unit à leur interlocuteur (“liens qui se sont tissés”, “relations humaines”, “amitié”, “qui cause pas seulement boulot”). On retrouve dans les réponses données par les interviewés le caractère tranchant, définitif et sans réserve, des réactions affectives.

LA NOTION DE « PARTENAIRE DE CONFIANCE »

Les interviewés ont ainsi tous répondu ne jamais avoir été déçu par celui que nous avons choisi d'appeler “partenaire de confiance”. Ils montrent un fort attachement affectif à ce véritable partenaire, attachement d'autant plus élevé qu'il repose sur un socle évaluatif significatif (croyances informatives et évaluatives à l'égard du partenaire). Il semble que la capacité du commercial à résoudre très rapidement un problème (“il fera n'importe quoi mais il arrivera à nous dépanner”) soit particulièrement importante. Cette réponse que nous qualifierons d'hyper-réaction - car elle est souvent extrêmement rapide et bienveillante - du commercial ou du technicien en cas de problème semble être un élément clé de la relation donneur d'ordre – fournisseur. Elle va en effet conditionner puis renforcer sa dimension affective. Ainsi, la faculté du commercial à réagir rapidement et efficacement en cas de « pain point » (point de douleur client) est fondamentale. Conscients que leurs partenaires ne peuvent pas toujours répondre positivement à leur demande, ils sont tous néanmoins convaincus que ces derniers feront tout leur possible pour les dépanner. Il ressort de l'étude qualitative que même si la résolution de son problème est importante, c'est surtout l'implication, l'engagement et la volonté affichés par le partenaire de confiance qui, au final, va avoir un impact décisif sur son appréciation.

Il ressort également de l'analyse de ces entretiens que les répondants qui expriment un fort sentiment de confiance vis-à-vis de leur principal partenaire montrent un niveau d'engagement élevé. Nous pouvons même avancer que plus la confiance accordée est d'origine affective, plus le niveau d'engagement affectif est élevé. Cependant, nous pouvons d'ores et déjà relever un risque inhérent à un engagement affectif trop fort. Le client inscrit dans une relation basée principalement sur l'affectif aura tendance à en demander toujours plus à son fournisseur : échange de textos en dehors des horaires de travail, envoi de photos de vacances, partages de posts sur les réseaux sociaux, invitation de son commercial à des événements privés, etc.

Une commerçante nous confiait ainsi que lorsque leur commercial préféré ne passait pas les voir, elle et son mari ressentaient un manque (« il nous manque »). On touche peut-être ici à une des rares conséquences négatives d'une relation basée sur l'affectif, à savoir le besoin pour le client d'être fréquemment visité par son commercial « préféré », sous peine de ressentir un manque important, voire de la frustration. Le client a besoin de se sentir considéré par son partenaire de confiance (« Il passe nous voir toutes les semaines, alors qu'il ne visite les boulangeries classiques que deux fois par mois. Il vient nous voir en cachette car son patron ne veut pas qu'il vienne trop souvent, c'est normal, sinon il ne peut pas visiter tous ses clients »). Il nous paraît intéressant de faire le parallèle entre ce type de relation et une relation amoureuse : besoin d'être au côté de la personne aimée, sensation de manque en cas d'éloignement, capacité à braver les interdits…

De la même façon, un des chefs d'entreprise interrogé souligne l'importance des rencontres avec le commercial attitré (réseau automobile d'une grande marque nationale). Dans son cas, il va même jusqu'à se rendre tous les matins chez son fournisseur pour prendre le café dans une ambiance amicale. Il y recherche complicité et convivialité. Si tous ces échanges en dehors de la sphère purement professionnelle contribuent à créer une relation privilégiée entre l'entreprise et son client, elles sont néanmoins très chronophages et un commercial ne pourra entretenir ce type de relations avec l'ensemble de ses clients. Il devra choisir… en fonction de ses affinités et du potentiel économique de chaque client.

Autre point à ne pas négliger, en cas de personnalisation trop forte de la relation, le départ (volontaire ou involontaire) d'un représentant/commercial, partenaire de confiance, aura pour conséquence la probabilité – non négligeable - d'abandon de la première organisation par le client, pour suivre son partenaire dans sa nouvelle structure…

LA NOTION DE « PRIME À L'AFFECTIF »

En marketing stratégique existe la notion de prime à la différenciation. Une relation fondée sur l'affectif peut entrainer ce que nous appelons une prime à l'affectif. Cette prime à l'affectif s'exprime principalement à travers trois dimensions.

1. La dimension temporelle de la prime à l'affectif concerne la capacité d'une relation fondée sur l'affectif à perdurer dans le temps. Une commerçante affirme ainsi « qu'une fois sa confiance donnée, après c'est pour la vie »). Nous savons depuis Baldinger et Rubison (1996) que le comportement de fidélité varie “drastiquement” en fonction de la dimension attitudinale de la fidélité. Cette propriété du comportement de fidélité semble donc également se vérifier en business to business.

2. La dimension tolérance souligne la capacité du partenaire à tolérer plus facilement les insuffisances / erreurs de son prestataire. Dans une relation de type affective, les donneurs d'ordre sont plus tolérants. Cette propriété est particulièrement importante dans la mesure où le contexte professionnel est particulièrement propice aux aléas et problèmes de toutes sortes : rupture de stocks, délais de livraison non respectés, produits défectueux, etc… En cas de problème (erreur de livraison par exemple), les comportements des donneurs d'ordre sont donc radicalement différents en fonction des relations qu'ils entretiennent avec leurs partenaires : garder le produit (relation basée sur l'affectif) versus le renvoyer systématiquement (relation basée sur du cognitif). En cas d'erreurs de livraison, ou de petits problèmes, « on passe l'éponge beaucoup plus facilement ». Évidemment, il ne faut pas que les erreurs du partenaire de confiance soient trop systématiques.
Sur l'aspect physique des fournisseurs, au niveau des déclarations verbales, aucun interviewé n'a accordé de véritable importance à cette dimension. On notera cependant d'importantes variations du signal EDA lorsque l'interviewé (souvent amusé, voire gêné) devait répondre à ce type de questions… On voit ici tout l'intérêt d'une mesure multi-méthode des réactions affectives.
Si l'ensemble des réponses collectées plaident pour la non prise en compte du facteur purement physique dans la relation, tous les répondants ont exprimé la nécessité d'une bonne présentation du partenaire. Certains parlent « d'allure », d'autres de « présentation », l'interview de la conjointe du chef d'entreprise est à ce titre très significative. En effet, elle nous a confié que le commercial avec qui elle avait décidé de travailler ne répondait pas du tout aux canons classiques de beauté. Par contre, il se dégageait, selon elle, de ce fournisseur, une « allure, une confiance » qui donne envie de travailler avec lui. On voit ici toute l'importance du facteur affectif dans ce type de relation. Le terme qui revient le plus souvent dans le discours des interviewés est la sympathie. Il semble que le caractère sympathique du fournisseur prenne le pas sur tous les autres attributs (humour, physique, séduction…). Le chef d'entreprise évoque même la notion d'amitié, on retrouve d'ailleurs ici une des caractéristiques principales d'une relation purement affective, à savoir l'exclusivité (« c'est lui mon interlocuteur, je ne pose pas de question à son remplaçant »). Sur la dimension affective, la commerçante souligne « qu'il faut que le courant passe avec les représentants ». Les entretiens qualitatifs réalisés montrent que les clients sont particulièrement sensibles au caractère non exclusivement commercial de leur relation (banquier qui passe souvent pour dire bonjour, représentant qui envoie régulièrement des SMS amicaux, etc.).

3. La dimension confiance : permet au partenaire privilégié de bénéficier d'un capital confiance important basé sur l'affectif. On retrouve dans les verbatim les trois composantes de la confiance chères aux anglo-saxons : la fiabilité, la compétence et la bienveillance. Ce capital confiance permet au partenaire d'être moins performant, il agit également comme un véritable filtre perceptuel protégeant le partenaire des sirènes de la concurrence.

La mesure des émotions fait aujourd'hui l'objet d'un véritable engouement. Les parts de marché des entreprises se disputent âprement et les nouvelles techniques leur permettant de mieux comprendre leurs clients sont les bienvenus. La sophistication et la puissance croissante des nouveaux instruments de mesure (reconnaissance faciale notamment) ne doit pas éluder une véritable prise en compte du contexte dans lequel apparaissent ces émotions. À ce titre, l'expérience et l'expertise du chargé d'étude ainsi que l'analyse qualitative systématique des entretiens constituent de véritables remparts contre des conclusions au mieux trop hâtives au pire erronées.

Si le recours aux émotions et à l'affectif en business to business est une piste de différenciation à privilégier, managers et décideurs doivent avoir le recul nécessaire pour ne pas transformer leurs outils de mesure en une fin en soi. Au niveau managérial, tous les commerciaux n'ont pas la même sensibilité et ne peuvent pas tous prétendre à devenir des « champions de l'affectif ». Les managers et responsables RH doivent en prendre bonne note et en tenir compte dans la composition de leurs équipes commerciales.

Exemples réactions émotionnelles